Les nouveaux médias numériques Jean-Louis Malandain La propagation des informations se fera bientôt en direct et en permanence sur les « autoroutes » qui seront, en fait, le satellite, le câble ou le téléphone véhiculant vers chaque récepteur des images, du son, du texte et des séquences animées. Le journal Le Monde du 6 avril 1994 propose dans ses colonnes la vision de René Bonnell, directeur du cinéma à Canal Plus, à propos du « nouvel âge audiovisuel » : « La révolution du "numérique" nous laisse moins de cinq ans pour préparer l'avenir, c'est-à-dire pour bâtir une industrie européenne de l'image et du son susceptible de faciliter, sans aucune forme de nationalisme, la protection et le rayonnement de notre culture. Une telle stratégie ne peut être que politique. Le temps n'est plus au replâtrage, à l'acupuncture et à l'homéopathie, mais à la chirurgie. Pourquoi ? Les progrès considérables opérés par la transmission satellite couplée ou non au téléphone, en éloignant la source d'émission du récepteur et en multipliant à l'infini la capacité de programmes, nous poussent vers un modèle « orwellien » de communication où quelques pôles émetteurs de fréquences pourront arroser la planète. En raison de son retard dramatique le câble français n'offre pas d'alternative à ce phénomène. Les barrières traditionnelles, réglementaires ou techniques, longtemps efficaces, deviennent dérisoires. » En attendant cet avenir proche, beaucoup d'informations circulent déjà sur des supports numériques de grande capacité. Il s'agit encore d'objets matériels édités et diffusés à la façon des livres mais avec des contenus qui préfigurent les flots électroniques dont nous serons bientôt arrosés. Les disques numériques permettent déjà de simuler dans la classe de langue l'accès direct aux documents les plus divers, des encyclopédies aux bases de données textuelles en passant par la presse, le son, les séquences animées ou les jeux. Tout ce que pourrait apporter un réseau est préfiguré par un disque minuscule qui vient compléter la réception en direct (ou différée, c'est-à-dire enregistrée) de la radio ou de la télévision. Il est donc grand temps, en particulier pour les pédagogues, de s'interroger sur les dispositifs permettant un visionnement confortable pour toute la classe et, surtout, sur les modalités de l'exploitation didactique de cette masse considérable d'informations. Le plus répandu de ces nouveaux supports est le CD-Rom dont l'année 1994 marque le véritable essor en France. Le pilotage et la gestion de ce support sont conformes à la manipulation des logiciels sur ordinateur (clavier, souris, écran VGA). Utiliser un CD-Rom en classe implique le renvoi sur un grand écran (téléviseur ou plaquette de rétroprojection). L'autre support est le CDI (Compact Disque Interactif), mis au point par Philips. Il est conçu pour passer sur une télévision et est piloté par une télécommande ; sa manipulation est nettement plus commode en classe (à condition d'avoir un grand téléviseur). Les deux procédés sont en concurrence. Le CD-Rom offre de nombreux titres à un public déjà familiarisé avec l'informatique. Le CDI essaie plutôt de tenter les amateurs de jeux vidéo ou de télévision, pour un usage convivial et familial. Les indices ne manquent pas sur le succès foudroyant des CD-Rom et encore hésitant des CDI ou de quelques autres procédés comme le Data-Discman de Sony. En janvier 94, Livres Hebdo (une référence en matière d'édition) publie un supplément « Le livre et le multimédia » consacré aux supports numériques. L'éditorial est explicite : « L'ère du multimédia a donc sonné. Qu'on soit nostalgique du livre sur vergé ou fanatique de l'hypertexte, l'heure n'est plus à la polémique, ni à l'utopie. Les dés sont jetés. Le marché de l'information par transmission électronique fait l'objet de stratégies industrielles internationales et d'énormes investissements... Livres Hebdo, observateur des métiers et du marché du livre, conscient de l'enjeu, pour les éditeurs comme pour les libraires, se montre depuis plusieurs années très attentif à ces nouvelles technologies... Nous présentons pour la première fois en France une bibliographie de 350 disques numériques en langue française parus ou à paraître en 1994. » Le magazine Science & Vie Micro (SVM), après avoir offert à ses lecteurs, pour ses 10 ans, le numéro zéro de « La Vague Interactive » (LVI, première revue française sur CD-Rom), consacre désormais, depuis avril 1994, un cahier spécial à ce support. De plus, en mai 94, SVM sort un numéro hors-série consacré au CD-Rom. Coup sur coup, apparaissent des magazines spécialisés comme CD MEDIAS (mai 94) et CD LOISIRS (mai-juin 94), servis avec un CD-Rom. Le 6 juin 1994, le Président Bill Clinton reçoit, à l'occasion des cérémonies qui marquent le 50° anniversaire du Débarquement en Normandie, deux CD-Rom « Les cents Jours du Juin » et « Normandie Terre-Liberté », réalisés en France et salués comme l'événement multimédia de l'année 1994. GRAND PUBLIC. La remarquable bibliographie de Livres Hebdo était destinée aux professionnels de l'édition et de la documentation. Le développement soudain du même phénomène dans des magazines de grande diffusion est révélateur d'un large intérêt pour ces nouveaux supports. Les éditeurs, en particulier, échaudés par le piratage intense des logiciels, semblent réconciliés avec l'informatique du fait que la reproduction des CD n'est pas à la portée de tout le monde et qu'ils disposent des fonds documentaires considérables pour les remplir. L'ordinateur devient l'appareil à consommer des produits finis industriels. Il n'est plus tout à fait l'outil de conception, de création et de diffusion des années 80. Dure loi du marché où l'initiative individuelle redevient marginale... Un rapide recensement sur les deux premiers cahiers de SVM (avril et mai) conduit à quelques réflexions sur l'offre du marché en France. Le premier constat, affligeant, est la portion congrue des productions en français. On peut imaginer que M. Toubon, Ministre de la Culture et de la Francophonie, serait atterré s'il venait à prendre connaissance de cette liste. C'est avec candeur et naturel que sont proposés les CD-Rom en anglais - encore SVM a-t-il l'honnêteté d'annoncer la langue dans la plupart des cas. Cela dit, si les Français produisent peu de CD-Rom et encore moins en français, ce n'est pas de la faute des Américains ! Le deuxième constat concerne le prix assez élevé de ces nouveaux supports (alors que la production d'un CD-Rom coûte dix fois moins cher que celle d'un livre). En France, les livres sont très chers, c'est bien connu, et ceux qui n'aiment pas beaucoup lire mais pourraient être tentés par des textes animés, illustrés, sonorisés et dynamiques, n'ont sûrement pas les moyens d'accéder à ces nouveaux produits culturels. C'est que la culture aussi va aux riches ! Que dire alors des enseignants de français, peu fortunés, éloignés de France et encore plus éloignés des sources de diffusion en français (quand elles existent) ? Le troisième constat porte sur les configurations nécessaires pour « lire » les CD-ROM ou DOC en français (disque optique compact). Certains passent indifféremment sur des Mac ou des PC parce que les deux logiciels de gestion y sont intégrés. Le plus souvent, il faut vérifier quelle machine est spécifiée. Dans le cas des PC, plusieurs choix sont possibles, en plus de DOS ou Windows, concernant la définition de l'écran, la carte audio et la vitesse des accès et transferts. Les exigences varient en fonction du contenu (texte seul : 650 millions de caractères, son hi-fi : une heure, vidéo : quelques minutes quand on n'utilise pas le format XA).
Est-on seulement assuré de pouvoir lire tous les CD-Rom avec la configuration la plus évoluée ? Quelle garantie a-t-on sur la permanence d'un standard ? Faut-il attendre le CDI (Compact Disque Interactif) ? L'équipement minimum pour transformer un PC 386 VGA se compose d'une carte audio (de 1 000 à 1 500 F.) et d'un lecteur de CD-Rom double vitesse (autour de 2 500 F.). Le quatrième constat est un effet de jungle quand on consulte la liste des producteurs, distributeurs, éditeurs. On pressent qu'après avoir beaucoup tâtonné pour s'équiper, il faut aussi pas mal courir pour acheter certains titres alléchants. On trouve beaucoup de CD-Rom dans les FNAC, en particulier FNAC Micro, 71 Bd St Germain, 75005 PARIS. Un des principaux producteurs et distributeurs est Euro CD, 13 cité Voltaire, 75011 PARIS (tél. 40 09 80 30 fax 43 67 00 38) EN FRANÇAIS Sur les 80 titres répertoriés, l'indication « en français » apparaît 16 fois, mais il s'agit parfois de commentaires écrits ou de traductions annotant les discours ou les textes d'origine. Seuls 8 titres sont des productions réellement en français ; s'y ajoutent les nouveautés signalées par SVM dans le numéro hors-série (*) et dans le numéro de juin 94 (**) :
Voici quelques autres titres pour PC, où apparaît la mention « en français », sans autre précision sur l'origine :
LES GENRES Certains CD-Rom ne sont que d'énormes réservoirs pour stocker des logiciels ; c'est commode pour les diffuseurs de « shareware » (à rétribution contributive), de « freeware » (libre de droits) ou de démonstrations. D'autres sont utilisés pour le stockage d'images (graphisme 3D, photographies, images de synthèse), grosses consommatrices de mémoire. Mais il existe des productions spécifiques utilisant les ressources du multimédia en associant le texte, le son (parole et musique) et l'image (fixe ou animée). Dès le début, les créateurs de jeux vidéos ont reconnu ces capacités et transféré leur production des consoles vers les ordinateurs. Les logiciels faisant appel à des bases de données textuelles, iconiques ou musicales ont très vite été installés sur ce support : dictionnaires, cartographie, musique, encyclopédies, didacticiels. De l'ensemble des titres proposés par SVM, on peut dégager quelques grandes catégories ; elles donnent une idée d'ensemble de la production et permettent de cerner les tendances du marché en 1994 : Éducatif 25 titres Culturel 15 titres Ludique 27 titres Logiciel 6 titres C'est maintenant au tour des créateurs dans les domaines artistiques et culturels d'investir ce nouveau média : les arts plastiques, la composition musicale, les clips, le dessin animé de synthèse, des formes nouvelles d'écriture romanesque, des scénarios interactifs... Il reste à observer et à explorer les possibilités de création pour les individus, face aux géants de l'édition qui proposent plutôt des objets à consommer ! Jean-Louis Malandain Paru dans la Revue de l'EPI n° 75 de septembre 1994. ___________________ |