Naviguer sans se perdre : Jean-François Rouet INTRODUCTION Le but de cet article est de discuter quelques problèmes relatifs à l'utilisation des systèmes hypertextes à des fins d'éducation ou de formation. Après une brève introduction au problème, je présente les résultats d'une série de recherches sur l'utilisation d'hypertextes par des élèves sans expérience préalable, et je propose quelques réflexions sur le potentiel de ces systèmes dans l'enseignement. Les systèmes hypertextes sont des logiciels permettant une présentation « non-linéaire » de l'information, par l'intermédiaire de l'ordinateur. Par opposition aux textes imprimés, qui possèdent une structure « linéaire », les hypertextes permettent au lecteur de « naviguer dans l'information » plus ou moins librement, en fonction de ses besoins et intérêts [1]. En raison de cette souplesse, et de l'initiative laissée au lecteur-apprenant, les systèmes hypertextes suscitent un vif intérêt dans les milieux de l'éducation et de la formation. Dans les actes des premières journées « Hypermédias et Apprentissages », Baron et Passardière [2] présentent un aperçu des avantages potentiels des hypertextes : les hypertextes peuvent d'abord faciliter la sélection d'informations utiles par l'élève ; ils permettent ensuite de comparer et de mettre en relation différentes informations, grâce aux liens existant entre les différentes unités qui composent l'hypertexte. Enfin, les hypertextes peuvent soutenir les activités de synthèse documentaire, en particulier s'ils permettent à l'apprenant d'annoter les documents et de produire de nouveaux liens. Toutefois, Baron et Passardière remarquent justement que la lecture d'un hypertexte ne va pas sans poser quelques difficultés à l'utilisateur inexpérimenté. L'une des difficultés les plus souvent rapportées dans la littérature concerne le phénomène de « désorientation » : en raison de la structure non-linéaire de l'hypertexte, le lecteur risque de se « perdre » dans l'information, et de ne plus savoir par quelles unités poursuivre son parcours. Pour qui s'intéresse aux applications pédagogiques des hypertextes, il importe de déterminer dans quelles conditions les difficultés de navigation se manifestent, et comment l'on peut y remédier. A la lecture des publications consacrées aux hypertextes jusqu'à présent, on constate cependant que les chercheurs se sont davantage intéressés au développement des systèmes qu'à leur mise à l'épreuve sur le terrain. Les recherches empiriques sur l'utilisation d'hypertextes par des élèves sont encore peu nombreuses. Plus rares encore sont les études véritablement expérimentales, dont on peut tirer des conclusions tant soit peu générales sur l'apport potentiel des hypertextes. L'idée de laisser le lecteur définir son propre parcours dans un réseau d'informations peut paraître séduisante. Elle doit néanmoins s'accompagner d'une réflexion sur les processus psychologiques qui caractérisent la lecture et la compréhension de textes. « Naviguer » dans un réseau d'information est-il compatible avec les mécanismes de la compréhension de textes ? Quels sont les pré-requis, les savoir-faire nécessaires à une telle activité ? Est-ce un moyen efficace d'acquérir des connaissances ? Ces questions n'ont jusqu'ici reçu que peu d'attention. Elles sont pourtant tout à fait fondamentales si l'on souhaite utiliser les hypertextes dans le cadre d'activités éducatives. Dans la suite de cet article, je présente une synthèse de plusieurs recherches sur l'utilisation d'hypertextes par des élèves sans expérience préalable, dans le cadre de différentes activités de lecture [3] : d'une part, situation de « libre parcours » dans laquelle le lecteur cherche à parcourir l'ensemble d'un hypertexte simple. D'autre part, situation de « parcours guidé », dans laquelle une question ou un objectif spécifique déterminent quelles sont les sections intéressantes de l'hypertexte. À partir des résultats de différentes expériences, j'essaie de formuler quelques conclusions pour l'utilisation pédagogique des hypertextes. COMPRENDRE LES RELATIONS ENTRE UNITÉS DE L'HYPERTEXTE La navigation dans un hypertexte se déroule en général selon un schéma assez simple : l'utilisateur dispose d'un objectif de lecture plus ou moins explicite (rassembler des informations sur un thème, répondre à une question...). Il procède à une première sélection dans le « menu » ou la table des matières du système, ce qui lui donne accès à une première « unité » d'hypertexte, c'est à dire un passage de texte. Ce texte est en général accompagné de « liens », c'est à dire d'expressions qui, si elles sont sélectionnées, conduisent à une autre unité de l'hypertexte. En général, le lecteur peut aussi retourner au menu général pour y faire une autre sélection. Le processus de sélection-lecture cesse quand le lecteur estime qu'il a acquis suffisamment d'informations. Du point de vue du processus de lecture, la principale différence entre hypertexte et texte imprimé est que le lecteur doit s'interrompre après chaque passage de texte pour sélectionner le passage suivant. Ce choix repose sur une bonne compréhension du précédent passage lu, ainsi que sur une interprétation correcte des « liens » ou relations entre passages. La façon dont ces relations sont exprimées est donc capitale pour le processus de sélection. Or, le plus souvent les « liens » sont représentés par de simples mots ou expressions du texte, signalés par une surbrillance ou autre effet typographique. La nature du passage indiqué par le lien reste implicite, de même que la relation entre les deux passages. Le problème est en quelque sorte similaire à celui des références croisées dans les encyclopédies, les « voir aussi... ». Voir aussi, mais voir quoi ? et pour quelle raison ? On peut se demander si, dans ces conditions, des élèves sans entraînement spécifique sont capables de produire les inférences nécessaires pour comprendre les relations entre unités de l'hypertexte. Afin d'examiner cette question, j'ai réalisé une expérience dans laquelle des élèves devaient parcourir un hypertexte extrêmement simple, comportant tout juste six « fiches » et un menu général. Les élèves avaient pour consigne de parcourir l'ensemble des fiches afin de se préparer à un test de compréhension. Pour contrôler l'évolution des performances avec l'âge, des élèves de niveaux scolaires contrastés (sixième, 12 ans, et quatrième, 14 ans en moyenne) ont participé à cette expérience. De plus, l'expérience comportait deux séances espacées de quelques jours, ceci afin d'étudier l'effet de la familiarisation avec le dispositif. Chaque élève étudiait deux hypertextes portant sur deux sujets différents. La lecture de chaque hypertexte était suivie d'une épreuve de résumé et d'un questionnaire de compréhension. Pour la moitié des élèves, les passages de l'hypertexte se terminaient par un énoncé exprimant une relation avec un autre passage. Ainsi, dans l'hypertexte concernant « L'homme de Neanderthal », un passage sur « L'utilisation du feu » se terminait par l'énoncé « L'utilisation du feu a permis l'organisation de la société ». Cet énoncé avait pour but d'attirer l'attention des élèves sur un autre passage de l'hypertexte intitulé « L'organisation de la société ». Pour l'autre moitié des élèves, cet énoncé était remplacé par une question dans laquelle le passage relié n'était indiqué que de façon implicite (par exemple, « Quelle a été la principale conséquence de l'utilisation du feu ? »). Pour tous les élèves la consigne de lecture précisait d'essayer de prendre en compte les relations entre passages lors de la sélection des thèmes. Le but de cette comparaison était de voir si la présence d'une relation explicite orienterait effectivement le parcours des élèves [4]. Lors de la première séance, les résultats montrent que la présence de relations explicites n'influence que le parcours des élèves les plus âgés. Quand la relation est implicite (question), leurs sélections ne correspondent à cette relation que dans 25% des cas environ. Quand la relation est explicite (phrase de relation), ce pourcentage est de 55%. Chez les élèves de sixième, on observe également une augmentation de la prise en compte des relations, mais elle est beaucoup plus faible et non significative au plan statistique (voir plus bas, figure 1). Par ailleurs, on montre que la prise en compte des sélections lors de la lecture est corrélative d'une meilleure performance au post-test de compréhension : Les élèves répondent mieux aux questions portant sur les relations qu'ils ont effectivement « suivi » durant la lecture. En tenant compte de ces relations lors de leur parcours, les élèves ont donc effectivement « appris » la structure relationnelle du texte, du moins dans une certaine mesure. Lors de la seconde séance, on observe que la prise en compte des relations s'améliore dans les deux groupes d'âge, et ce bien que les consignes de lecture soient les mêmes que précédemment. La figure 1 montre que cette augmentation est plus forte chez les élèves les plus âgés, qui parviennent à prendre en compte les relations dans environ 85 % des cas. Figure 1. Prise en compte des relations entre thèmes lors de la lecture de l'hypertexte En somme, les élèves apprennent spontanément à s'orienter dans l'hypertexte à l'aide des énoncés indiquant les relations entre passages. Une première conséquence de ces résultats est que les élèves ont besoin d'un entraînement, même rudimentaire, pour s'orienter dans un hypertexte, même simple. Ensuite, la présence de relations explicites influence les sélections des élèves. On ne peut donc qu'encourager les auteurs d'hypertextes à définir clairement les relations entre unités, afin de faciliter l'orientation des lecteurs. Il faut cependant faire preuve de prudence avant de généraliser ces conclusions : les résultats de cette expérience ne sont sans doute pas représentatifs de tous les hypertextes et de toutes les situations de lecture possibles. En particulier, la situation étudiée dans cette expérience était relativement simplifiée par rapport aux activités « naturelles » auxquelles des élèves de 12 à 15 ans peuvent être confrontés. l'hypertexte utilisé était de dimensions très réduites, et la tâche était simple et explicite. D'autres expériences du même type seront nécessaires avant de tracer des conclusions plus générales. NAVIGATION ET SÉLECTION DE L'INFORMATION Le plus souvent, les systèmes hypertextes sont destinés à gérer des volumes importants d'information, de type encyclopédique. Dans ce cas, la tâche du lecteur n'est plus d'étudier l'ensemble de l'hypertexte, mais d'identifier et de localiser l'information utile. Cette recherche d'informations sera le plus souvent guidée par une question ou un problème initial. Ici encore, l'utilisation de l'hypertexte par des élèves inexpérimentés soulève plusieurs questions : Les élèves sont-ils capables de tenir compte d'un problème initial dans leur parcours de l'hypertexte ? Peuvent-ils sélectionner les unités d'informations utiles dans le cadre de ce problème ? L'utilisation efficace de l'hypertexte doit-elle faire l'objet d'un apprentissage ? Si oui, quelle est la nature des connaissances ainsi acquises ? Dans le but d'apporter quelques éléments de réponse à ces questions, j'ai réalisé une expérience à laquelle participaient 25 élèves de sixième (12 ans en moyenne) et 35 élèves de quatrième (14 ans en moyenne). Au cours de deux séances, les élèves étaient entraînés à manipuler un système hypertexte très simple, développé spécialement pour l'expérimentation [5]. L'activité était présentée aux élèves sous la forme d'un scénario de type « enquête journalistique » : chaque élève se voyait confier un thème à étudier, au travers de quatre questions. Les questions étaient construites de sorte à correspondre à une ou deux unités de l'hypertexte (questions « simples » ou « complexes »). De plus, la moitié des questions référait directement au titre de certaines unités de l'hypertexte (questions « explicites ») alors que d'autres exigeaient un effort de mise en relation (questions « implicites »). Pour chaque question, l'élève était invité à trouver un maximum d'informations utiles à l'aide de l'hypertexte. Chaque élève devait ainsi traiter quatre séries de quatre questions portant sur quatre domaines différents. Le logiciel enregistrait la séquence des sélections faites par l'élève pour chaque question. L'analyse des choix faits par les élèves ainsi que du temps consacré à la recherche d'informations a permis de montrer un effet significatif de la complexité et la formulation des questions : Pour les questions complexes et/ou implicites, le nombre d'unités sélectionnées et le temps total de recherche sont plus élevés. Ainsi, les élèves montrent une certaine sensibilité au type de questions posées lorsqu'ils ont à rechercher des informations dans l'hypertexte. Ici encore il convient d'être prudent dans l'interprétation de ces résultats : l'augmentation du temps de recherche peut en effet correspondre soit à une stratégie délibérée (hypothèse optimiste), soit au phénomène de désorientation évoqué plus haut (hypothèse pessimiste). Dans ce dernier cas, l'allongement du temps serait dû à l'incapacité des élèves à trouver une réponse satisfaisante, ou même à savoir s'ils en ont fini ou pas avec la question. Les deux cas de figure sont sans doute présents dans ces données. Deux observations témoignent d'un phénomène de désorientation : d'une part, pour les questions complexes et/ou implicites, la proportion de thèmes « cibles » (c'est à dire directement concernés par la question) sélectionnés tend à diminuer au profit de thèmes non directement concernés par la question. D'autre part, certaines séquences comportent jusqu'à 10 ou 15 sélections (y compris des relectures multiples de thèmes précédemment examinés), un nombre disproportionné par rapport à la complexité réelle des questions. L'allongement excessif du nombre de sélections, ainsi que leur « dérive » par rapport à l'objectif indique plus vraisemblablement des difficultés de compréhension qu'une stratégie active d'exploration et de révision (qui peut exister par ailleurs). Cette dernière observation est interprétable dans le cadre des travaux psychologiques montrant que certains lecteurs ont parfois beaucoup de difficultés à évaluer leur propre niveau de compréhension [6]. Une analyse plus qualitative des sélections a permis de montrer que les connaissances initiales des élèves influencent leur capacité à identifier l'information-cible : lors de la première série de questions, il est apparu que les élèves disposant au départ de bonnes connaissances du domaine traité (évaluées à l'aide d'un pré-test) sélectionnaient plus directement les unités concernées par la question. Au contraire, les élèves disposant de moins bonnes connaissances avaient tendance à sélectionner des thèmes non directement concernés par la question. Ceci montre que les élèves ont besoin de connaissances minimales pour orienter leurs choix dans une activité de lecture par objectifs. Lors les séries suivantes, cependant, la relation entre connaissances initiales et types de sélections était moins nette, ce qui suggère que l'entraînement modifie le rapport entre ces deux variables [7]. L'étude de l'évolution des performances des élèves au cours des différentes séries à montré plusieurs autres phénomènes intéressants. Tout d'abord, les élèves gèrent leur temps de recherche différemment selon que les questions sont formulées de façon explicite ou implicite. Pour ces dernières, les élèves tendent à passer plus de temps à examiner les menus du système. Toutefois cette tendance n'apparaît nettement que lors de la seconde séance d'entraînement. Ensuite, les élèves deviennent plus efficaces dans leur gestion de la tâche : le rapport entre la quantité d'informations-cibles rappelées et le temps de recherche augmente régulièrement avec les séries de questions [8]. Au total, cette expérience a montré que des élèves sans expérience préalable sont capables d'utiliser un hypertexte simple pour des activités de recherche d'informations. Cependant, leur habileté à naviguer dans l'hypertexte dépend de la complexité de la question posée. Jusqu'à un certain point, les élèves sont en mesure d'adapter leurs sélections ; au delà, un phénomène de désorientation apparaît. Mais le phénomène central est que les performances des élèves s'améliorent avec l'entraînement : le profil des temps de sélection et de lecture indique une meilleure discrimination des questions explicites et implicites. Le rapport information acquise / temps passé à lire s'améliore également. Les élèves acquièrent donc une représentation mentale de la tâche et du système hypertexte qui leur permet de travailler plus vite et mieux. Dans le cadre du système très simple utilisé dans cette expérience, cette amélioration s'observe rapidement, après seulement quelques dizaines de minutes passées à utiliser le système. Il n'est cependant pas exclu que des systèmes plus complexes requièrent un temps d'apprentissage plus élevé. VERS UNE RHÉTORIQUE DES DOCUMENTS NON-LINÉAIRES Les recherches sur la lecture de textes présentés de façon conventionnelle peuvent aussi être utiles pour le développement de systèmes hypertextes adaptés aux besoins des élèves. On en trouve une bonne illustration dans un article présenté par Davida Charney lors d'une des premières conférences sur les hypertextes, dans laquelle elle recommandait déjà aux développeurs d'hypertextes de s'intéresser aux travaux psychologiques sur la lecture [9]. Par exemple, les recherches sur la compréhension de textes ont montré que les lecteurs ont besoin d'informations correctement structurées. Les titres et la cohérence entre passages successifs d'un texte influencent significativement la compréhension et la mémorisation de l'information. Plus généralement, les lecteurs possèdent un modèle de l'organisation du texte, et ils disposent d'indices physiques (numéros de pages) et sémantiques (table des matières) pour se situer dans cette organisation. Tous ces indices sont généralement absents dans les hypertextes, qui laissent au lecteur la responsabilité de construire ses propres « structures ». La conséquence en est une charge mentale de travail accrue : le lecteur doit reconstruire au cours de ses sélections la macro-organisation et la cohérence qui ne lui sont pas offertes d'emblée dans le texte. On peut assez logiquement supposer que l'utilisation des « documents non-linéaires » serait facilitée si l'on fournissait au lecteur-utilisateur des indices de structure semblables à ceux qu'offre le texte imprimé. Mais comment représenter la structure d'un système non-linéaire ? En fait, plusieurs expériences sur les hypertextes [10] ont montré que la présence de menus structurés, de « cartes » ou de tout autre système permettant au lecteur de s'orienter dans le réseau d'informations améliore significativement la compréhension de l'hypertexte. Ainsi, les rédacteurs d'hypertextes doivent substituer aux indicateurs de structure linéaires (numéros de pages, table des matières) des indicateurs de structure non-linéaire. Combiner la souplesse de l'hypertexte avec la structure dont ont besoin les lecteurs est l'objet d'une nouvelle « rhétorique » qui reste en grande partie à inventer. RÉSUMÉ ET CONCLUSION Dans cet article, je me suis efforcé de présenter les résultats de recherches sur l'utilisation de documents non-linéaires par les élèves. J'ai mis l'accent sur les difficultés que rencontrent les utilisateurs d'hypertextes lorsqu'ils naviguent dans les réseaux d'informations. J'ai proposé quelques éléments d'explication de ces difficultés, en référence aux modèles cognitifs de la compréhension de textes. Face aux problèmes mis en évidence par ces études, on pourrait être tenté de conclure que les hypertextes sont mal adaptés aux applications pédagogiques. Je pense personnellement que, bien au contraire, les hypertextes peuvent être utiles dans le cadre d'activités d'enseignement. Cependant, il faut être conscient de leurs limites et des contraintes qui accompagnent leur utilisation. J'espère avoir montré que des recherches empiriques rigoureuses, utilisant les modèles et les méthodes de la psychologie cognitive, sont indispensables à cette fin. Pour conclure, je voudrais placer la discussion sur les hypertextes dans le contexte plus général des technologies éducatives. L'histoire de ces technologies nous offre de nombreux exemples de systèmes potentiellement intéressants qui, après une brève flambée d'enthousiasme, sont rapidement tombés dans l'oubli, voire la disgrâce. Outre que les systèmes soient parfois délaissés avant même que leurs potentialités aient été correctement évaluées, la récurrence de ces cycles enthousiasme-déception contribue à former dans l'esprit du public (enseignants, parents, élèves) un préjugé négatif à l'encontre des technologies de l'information : c'est cher, compliqué, et ça ne marche pas. Quelle que soit l'étendue réelle de ce préjugé, il me semble qu'une telle situation est dommageable et devrait susciter une réflexion sur les méthodes de recherche et développement des technologies éducatives. Jusqu'à présent ces méthodes sont centrées sur les technologies elles-mêmes plutôt que sur leur insertion dans le processus éducatif. Elles n'accordent en général que bien peu d'attention à des questions pourtant fondamentales : le système proposé est-il utilisable par la population à laquelle il est destiné ? Quels types de processus cognitifs implique son utilisation ? Ce système améliore-t-il significativement les performances de l'utilisateur dans le domaine d'activité concerné ? Peut-il être inséré dans l'environnement éducatif ? Il me parait souhaitable qu'à l'avenir ces questions soient posées clairement, et ce dès l'arrivée sur le marché d'une nouvelle technologie ou d'un nouveau système. Il est également souhaitable que l'on tente d'y répondre honnêtement, à l'aide de procédures expérimentales rigoureuses. Dans un monde idéal, ces questions devraient même anticiper le processus de conception des nouveaux systèmes. Mais il faut pour cela que les chercheurs et développeurs se mettent à l'écoute des besoins du système éducatif, et orientent leurs travaux en fonction de ces besoins. Bien que l'on soit encore loin de cette situation, la brève histoire des hypertextes nous montre que le public semble avoir acquis une certaine maturité : les questions qui dominent les conférences et autres lieux de débats sur les hypertextes concernent de plus en plus l'utilisation et les applications des hypertextes, plutôt que leurs caractéristiques techniques [11]. La réponse à ces questions n'est pas simple et demande un patient travail de recherche. J'espère cependant avoir montré dans cet article que le jeu en vaut la chandelle : si l'on veut résoudre les problèmes de navigation et faire des hypertextes des « navires » efficaces, il faut d'abord se donner la peine de comprendre comment fonctionnent les lecteurs-navigateurs, et identifier leurs capacités, leurs problèmes et leurs besoins. Jean-François Rouet Laboratoire de Psychologie Remerciements : Les recherches présentées dans cet article ont été réalisées grâce à une bourse du Ministère de la Recherche et de la Technologie, et avec le soutien du Laboratoire « Langage et Communication » (Université de Poitiers, U.R.A.-C.N.R.S.-1607). Je remercie l'équipe pédagogique et les élèves du collège Joliot-Curie (Neuville-de-Poitou, 86) pour leur participation aux expériences décrites ici. Paru dans la Revue de l'EPI n° 73 de mars 1994. NOTES [1] Pour une information plus générale sur les hypertextes, on peut consulter par exemple l'ouvrage de J.-P. Balpe Les Hyperdocuments - Hypertextes - Hypermédia, Eyrolles, 1990. [2] Baron, G.L. et de la Passardière, B. (éd.). Hypermédias et Apprentissages. Paris : Presses de l'INRP, 1992, p. 7-15. [3] La plupart des recherches évoquées ici ont été réalisées dans le cadre d'une thèse de doctorat, au Laboratoire Langage et Communication (URA-CNRS-1607), Université de Poitiers. Une copie sur microfiches est disponible sur demande. [4] Une présentation plus détaillée de cette expérience figure dans l'ouvrage dirigé par A. Rizk, N. Streitz et J. André Hypertext: Concepts, Systems and Applications Cambridge: Cambridge University Press, 1990, p. 250-260. [5] Cet hypertexte est présenté de façon plus complète dans les actes du Premier Congrès Européen « Intelligence Artificielle et Formation » (Lille, 3-5 Octobre 1988. Copie disponible sur demande). [6] Voir par exemple Gombert, J.-E. Le Développement Métalinguistique. Paris : Presses Universitaires de France, 1990 (en particulier le chapitre 6). Je discute également ce point dans « Hypertextes et activité de compréhension : quels bénéfices pour quels lecteurs? » Cahiers Pédagogiques, No 311, p. 34-36, 1993. [7] Une présentation plus détaillée de ces résultats se trouve dans un article paru dans le livre dirigé par R. Martin Informatique et Différences Individuelles. Presses Universitaires de Lyon, 1990. [8] Voir J.-F. Rouet, « Apprendre à lire un hypertexte : une étude expérimentale » article à paraître dans les Cahiers de Linguistique Sociale. [9] Charney, D. The impact of hypertext on processes of reading an writing. À paraître in S.J. Hilligoss and C.L. Selfe (Eds.), Literacy and Computers. New York: MLA. [10] Cf. par exemple Dee Lucas, D. & Larkin, J. Text representation with traditional text and hypertext. Pittsburgh, Carnegie-Mellon University, Departement of Psychology, Technical report H.P. 21, 1992. [11] C'est, me semble-t-il, cette « philosophie » qui caractérise entre autres les journées « Hypermédias et Apprentissages » organisées par l'INRP et le MASI (Cf. Baron et Passardière, Op. Cit.). ___________________ |