Informatique et enseignement spécialisé Jean-Marc Burnod INTRODUCTION L'origine de notre démarche se situe dans la multiplicité des approches que nous impose la diversité des apprenants auxquels nous nous adressons. Le Centre Informatique et Technologies du Service Médico-Pédagogique (C.I.T.) a en effet pour mandat de développer une pratique des nouvelles technologies avec des enfants de 4 à 15 ans qui ont en commun de se situer en marge du circuit scolaire ordinaire en raison des difficultés d'apprentissage qu'ils rencontrent ou des aménagements spéciaux qu'exige à la poursuite de leur scolarité. Après avoir présenté le fonctionnement du centre (réseau serait mieux approprié), je rendrai compte des réflexions que nous inspirent notre pratique de l'Enseignement et Apprentissage avec l'Ordinateur (EAO) avec des enfants réputés déficients mentaux. I. LE CENTRE INFORMATIQUE ET TECHNOLOGIES (C.I.T.) 1. Les options de départ et les interrogations Il est souvent question de l'ordinateur comme d'une machine à apprendre. Nous considérons cependant que cet outil ne peut donner sa pleine mesure que s'il est intégré et lié aux autres moyens à disposition. Dans cet esprit, nous avons opté pour des échanges horizontaux visant au développement de projets locaux qui constituent un creuset de ressources d'autant plus précieuses que l'équipe permanente du C.I.T. est réduite. Par ressources nous entendons aussi bien les compétences humaines que tout ce qui peut être créé et donc réutilisé dans des applications « maison ». Au-delà des questions de moyens, c'est surtout notre conception de l'Enseignement et Apprentissage avec L'Ordinateur, dont nous attendons aussi qu'il participe du décloisonnement des disciplines, qui est à l'origine de ces choix. Bien entendu, ces options rendent difficile l'évaluation de l'apport spécifique de l'informatique dans les acquisitions de contenus puisque dans l'idéal ils sont réutilisés dans d'autres approches. C'est donc d'abord parce que les enfants avec lesquels nous travaillons nous surprennent et aiguisent notre curiosité et ensuite parce que les exigences méthodologiques d'une recherche plus « scientifique » nous dépasse que nous avons adopté une démarche empirique faite d'observations directes, sans référence à des évaluations de matière. À cette question des apports spécifiques de l'ordinateur dans les acquisitions de contenus nous avons choisi de répondre par d'autres questions :
C'est avec ce point de vue et ces besoins que nous avons définis les axes d'interventions de l'équipe du C.I.T. 2. Les prestations destinées aux élèves présentant des troubles sensoriels En collaboration avec le Centre d'Appui pour les Handicapés de la Vue, le centre produit des documents en Braille pour les élèves aveugles qui poursuivent leur scolarité ou leur formation professionnelle dans le secteur public. Les textes sont choisis par les enseignants, transmis au centre, scannés puis retravaillés à l'aide d'un logiciel de reconnaissance de caractères. Ils sont enfin imprimés en Braille et adressés à leurs destinataires. En plus des logiciels traditionnels, des matériels spécifiques sont couramment utilisé au Centre pour enfants sourds de Montbrillant ou au Centre pour Handicapés de la Vue. 3. Les réponses aux besoins spéciaux des élèves polyhandicapés au CRER [1] Par réponses aux besoins spéciaux, nous entendons tous les moyens qui rendent l'ordinateur accessible à ces personnes. Sont utilisés ici des matériels tel que des caches-touches, des turbo-mouse, un écran tactile, un interrupteur pneumatique, une tortue de sol et Voice Navigator. L'équipe du C.I.T. intervient pour installer, adapter ou créer des outils de communication ou de production qui permettent à ces élèves d'apprendre et de transmettre leur connaissances ; activités qui participent de la construction de la santé. 4. Les ateliers de formation et les consultations sur site Ils sont destinés aux praticiens de l'enseignement spécialisé, toutes catégories professionnelles confondues. Ils visent à associer les enseignants et les enfants au choix et à la production d'outils de plus en plus nombreux et de plus en plus variés et à développer des projets locaux. Un produit ne peut être ni choisi ni développé « en chambre » et les praticiens sont des partenaires précieux pour tout ce qui touche à leur évaluation et développement. Dans ces ateliers, les participants sont invités à imaginer des scénarios de didacticiels puis à les critiquer sur la base des aspects psycho-pédagogiques. Leur élaboration s'organise ensuite à partir de l'utilisation d'un premier prototype en classe. Une aide en ligne et une standardisation de l'interface, qui permet à chacun de se trouver en « terrain connu », constitue la dernière étape de leur réalisation. Ce dernier point est essentiel pour que les produits utilisables soient utilisés. La souplesse et les relatives facilités d'accès que nous offre les nouveaux langages de programmation - Hypercard pour ce qui nous concerne - permettent aux praticiens de développer des outils rapidement mis en pratique. La question devient alors celle de leur transmission à d'autres et un des aspects des interventions de l'équipe du C.I.T. vise à ce que les applications développées dans une unité du service soient utilisées ailleurs, éventuellement sous une autre forme. Un même contenu peut être complètement pertinent à des âges très différents mais il est important que les scénarios des didacticiels prennent en considération l'âge réel des utilisateurs. Ce que nous leur proposons comme fil conducteur est aussi une manière de leur dire comment nous nous les représentons. S'il est pertinent de ponctuer ses évaluations par l'irruption d'un personnage enfantin pour un enfant apprenti lecteur de 7 ans, cela l'est nettement moins pour un adolescent. Même s'il rencontre des difficultés du même ordre dans l'acte de lire. Cet aspect va de pair avec un échange sur les pratiques en cours dans les différents lieux de manière à enrichir les possibilités et affiner l'intégration de l'informatique dans les classes en lien aux autres supports proposés. Le projet local va donc au-delà de l'utilisation de l'ordinateur et vise à traiter des objets de connaissance par le biais de supports différents. Proposer un même contenu sous des formes très diverses, de l'écran cathodique au jeu sur cartons, élargit l'éventail des portes d'entrée disponibles et favorise probablement des stratégies de généralisation des apprentissages. 5. Le test de didacticiels du marché et la production de didacticiels Les enseignants sont les assistants de l'élève dans le bricolage [2] que ce dernier opère avec la réalité. Leur collaboration est d'autant plus précieuse que nous ne savons pas à priori comment les enfants se serviront des outils que nous leur proposons. Un premier bilan nous permet aujourd'hui de définir quelques principes généraux de création ou de choix des produits. Les mots-clés en sont les suivants : - ouverture - modularité adaptabilités maniabilité - impression - variété accord - collecte des résultats - aide à la décision - s'arrêter et reprendre - Feed-Back - hasard. Ouverture Par opposition aux logiciels « fermés » dans lesquels l'utilisateur (l'enseignant, l'apprenant) ne peut rien modifier ni à la forme, ni au contenu. Dans notre optique, l'ouverture des logiciels permet à l'enseignant de définir le contenu des didacticiels de manière à le lier à son enseignement général. Cette stratégie favorise l'autonomie et la créativité des enseignants formés à ces outils dans le traitement des problèmes posés. L'utilisation de cette ouverture est naturellement liée à la formation des praticiens. Modularité adaptabilité maniabilité La diversité de la population bénéficiant des prestations du service nous invite à développer des didacticiels que l'on peut combiner entre eux et modifier. Ceci non pas dans l'esprit de « simplifier » les propositions mais d'offrir périodiquement de nouveaux problèmes aux apprenants. Nous pensons en effet qu'un problème n'est vraiment dépassé que lorsqu'on commence à envisager les stratégies de résolution pour celui qui suit. C'est une des raison qui nous a conduit à développer la plupart de nos outils avec Hypercard. Nous disposons ainsi d'une unité de langage qui facilite d'autant la formation des praticiens et le transfert des ressources d'une application à l'autre. Par souci de maniabilité, nous privilégions les applications qui tiennent sur une disquette. Impression Nous considérons comme important que les produits comportent des possibilités d'impression sélective de leur contenu de manière à créer des documents papier. Variété Accord Travailler sur un « brochure à l'écran » c'est bien (ne serait-ce que parce que l'apprenant est dans un autre posture), introduire du son et de l'image dans un jeu poursuivant les mêmes objectifs est encore mieux. La variété des feed-back et l'accord du scénario aux intérêts des utilisateurs maintiennent l'intérêt des utilisateurs pour cet outil en allant au-delà de l'attrait naturel que lui confère sa nouveauté Collecte des résultats En réponse aux demandes des enseignants nous avons développé des didacticiels qui comportent une récolte des données. Ils répertorient les résultats de l'apprenant [3] et certains aspects des processus mis en oeuvre pour répondre aux problèmes posés. On peut postuler par exemple que le nombre de click souris produits pour répondre à un item peut être compris comme un indice de discrimination. Les appels faits aux utilitaires d'aide à la décision sont du même ordre et figurent dans la collecte des résultats ; ils nous renseignent sur le cheminement suivi par les enfants. L'ordinateur nous donne ainsi plus de moyens pour opérer une évaluation centrée sur l'évolution des enfants et non sur ce qui leur reste à combler pour accéder à un niveau prédéterminé. L'évaluation est alors centrée sur l'apprenant et non sur une norme construite « du dehors ». Aide à la décision Il s'agit d'utilitaires disponibles à l'écran qui permettent à l'élève de faire des différences entre ce qui est demandé et ce qu'il propose ou proposera comme réponse. À titre d'exemple il s'agit de la possibilité de revoir un mot pendant une durée prédéterminée, de l'écouter ou de l'épeler. S'arrêter et reprendre Dans la mesure du possible, nous visons à produire des logiciels qui permettent à l'élève de travailler 10 minutes comme une heure. Il est plus confortable pour l'utilisateur de céder sa place s'il sait qu'il reprendra le jeu là où il l'a quitté. Feed-Back Des observations et spéculations à propos des systèmes de représentation du temps chez les élèves en difficulté nous invitent à penser que l'évaluation immédiate est mieux prise en compte que l'évaluation différée. Hasard Les capacités de traitement aléatoire que nous offre l'ordinateur concourent à la création de scénarios variés. Elles sont par ailleurs utiles pour créer des documents papier, par exemple des listes de phrases lacunaires ou d'opérations arithmétiques. II. UN ATELIER AVEC DES ENFANTS RÉPUTÉS DÉFICIENTS Les réflexions qui suivent sont issues d'ateliers réunissant des enfants de 9 à 12 ans du Centre d'Appui des Voirets [4] . Ces activités ont lieu au Cycle d'Orientation des Voirets [5] qui met à notre disposition 12 Macintosh dont un qui peut être couplé à un rétroprojecteur. Cet environnement nous permet d'utiliser l'outil ordinateur selon diverses formules. 1. La situation d'apprentissage et de découvertes C'est la situation où l'élève est seul devant son écran, il est en relation intermittente avec son assistant qui intervient à sa demande. Elle présente quelques analogies avec le « chemin de l'école » dans le sens où l'enfant fait des expériences en dehors de l'adulte. Une espèce « d'école buissonnière New Tech » en quelque sorte. Cette situation triangulaire est dédouannée d'une partie des enjeux relationnels habituels. L'apprenant négocie avec un interlocuteur froid qui ne manifeste aucun affect ; le faux reste simplement faux sans que lui soit ajouté un quelconque commentaire dont la coloration affective évolue en fonction des résultats. L'enfant peut bricoler sans risque d'influer sur la relation. C'est dans ce contexte que nous avons pu observer un exemple d'apprentissage par perte qui consiste ici à expérimenter de manière positive qu'il est possible de solutionner un problème sans le concours, volontaire ou involontaire, de l'adulte en disposant des évaluations et des remédiations assurées par l'ordinateur. En présence d'un adulte, les élèves en difficulté ont souvent recours à des stratégies de « calibrage » [6], très utiles si l'objectif premier est de contrôler la relation à l'adulte, mais qui se révèlent néfastes aux activités d'apprentissage parce qu'elles mobilisent une grande partie de l'énergie disponible. Privés de cette source d'information que constitue ce qu'exprime leur assistant, ils se voient contraints à mettre en oeuvre d'autres stratégies. Cette situation présente l'avantage de bien répondre à l'esprit contrebandier fréquent chez ces élèves. Ils apprennent en effet souvent plus qu'on ne l'imagine sans le concours de l'adulte et il s'avère par conséquent plus qu'hasardeux de réduire ce que l'enfant connaît ou sait à ce qu'il veut bien restituer. 2. La situation d'enseignement L'enseignant utilise l'ordinateur comme système de démonstration comprenant des problèmes à résoudre. Cette approche permet une didactique de groupe et d'échanges entre les participants qui peuvent partager et tester leurs propositions de réponse en direct. Les appel à des outils d'aide à la décision sont ici autant d'occasion de mettre en scène des stratégies d'apprentissage que les élèves peuvent reprendre à leur compte. 3. La situation de production Pouvoir gommer les hésitations sans qu'il n'en subsiste de trace dans le document final est une caractéristique très appréciée des élèves qui peuvent ainsi faire part d'une certaine fierté, et donc de l'appropriation de leur réalisation. Au-delà de la production de journaux, livres ou jeux, nous créons avec ces enfants des livres animés et/ou sonores et des banques d'images ou de sons. Certaines de ces créations ne quitte pas leur lieu d'origine, d'autres sont transmises à d'autres classes. Les interventions d'élèves de l'enseignement ordinaire assurant une position de « tuteur » sont bénéfiques. Les uns constatent que leur pairs handicapés sont capables d'apprendre tandis que les autres, souvent convaincus que leur pairs valides ne rencontrent aucune difficultés d'apprentissage, peuvent modifier leur représentation de l'acte d'apprendre [7]. 4. Création et programmation Des projets en cours avec des adolescents en formation pré-professionnelle nous encouragent à développer cette activité. La programmation exige et permet à la fois un aller-retour constant du concret à l'abstrait, un développement des stratégies d'imagerie mentale et une maîtrise du code immédiatement testable. Ceci sans compter qu'ils peuvent produire des outils utiles à d'autres. III. QUELS PEUVENT ÊTRE LES FRUITS DE CETTE RENCONTRE ? Le système apprenant - enseignant - développeur - ordinateur nous semble particulièrement précieux dans l'enseignement spécialisé. Ses caractéristiques en font un agent de changement à plusieurs niveaux : L'environnement est amené à modifier son regard sur cette population. La surprise que provoque fréquemment cette rencontre en est une illustration. D'un côté, une machine réputée intelligente, de l'autre l'image du chaos, du retard et de l'étrange. Le plus souvent ce n'est pas la complémentarité mais l'impossibilité supposée de la rencontre qui surgit. Or, ce n'est pas ce que nous observons et les surprises que nous proposent les enfants avec lesquels nous travaillons enrichissent nos réflexions et spéculations. Leur comportement en situation d'apprentissage s'enrichissent et ils développent des capacités d'attention, de rétention visuelle et de prise en compte des feed-back de la machine. Nous croyons également que le simple fait de penser ces enfants comme capables de maîtriser l'ordinateur a un effet non négligeable sur leur image d'eux-mêmes et donc sur cette partie interne qu'est l'apprenant en chacun d'eux. Il est souvent question des exclus des nouvelles technologies, mais il se peut qu'elles participent aussi de l'intégration des autrefois exclus. Si nous en prenons soin, elles peuvent offrir de nouvelles possibilités d'apprentissage et d'insertion dans le circuit économique. Ainsi, elles favoriseront cette adaptation réciproque que constitue une intégration qui tient compte également des systèmes de valeur de "l'intégré". Trop souvent le débat sur l'origine des déficits s'est arrêté sur l'idée d'une absence d'évolution liée à des caractères organiques sans prendre en compte les aspects culturels liés au système d'assistance et d'exclusion pratiqué jusqu'il y a peu. L'enjeu est important à un moment où la société d'abondance rencontre chaque jour de nouvelles limites. Les personnes réputées déficientes constituent aujourd'hui ce que l'on pourrait appeler « Le peuple sans écriture des économies avancées ». Les nouvelles technologies devraient nous permettre de mieux nous distancer de cette position du XIXe siècle qui considérait les peuples sans écriture comme inférieurs. De plus en plus de ces personnes atteignent, grâce au progrès de la médecine, ce que nous appelons « l'âge de raison ». Comme l'homme conforme, elles abandonnent des activités devenues obsolètes voire complètement stupides à la faveur de leur vieillissement pour se concentrer sur l'essentiel. Si nous considérons que chacun de nous dispose de l'intelligence de ses déficits, il est imaginable que ces personnes nous transmettre, avec l'aide des nouvelles technologies, une vision du monde ignorée jusqu'à aujourd'hui. Dans un domaine où nos méconnaissances dépassent de loin ce que nous croyons savoir, il n'est pas inutile de rappeler que l'idée que nous nous faisons de l'homme aujourd'hui doit beaucoup à l'interminable questionnement que nous proposent nos semblables « dysfonctionnants ». Il s'agit donc aussi de notre connaissance de l'homme . Jean-Marc Burnod Éducateur-systémicien, Paru dans la Revue de l'EPI n° 72 de décembre 1993. NOTES [1] Centre Réadaptation et d'Enseignement de la Roseraie. [2] Il s'agit en fait d'une activité complexe qui consiste à expérimenter par un jeu de prise en compte du feed-back et des corrections à opérer pour atteindre un objectif. [3] Nous devons cependant bien admettre que le temps manque souvent pour analyser sérieusement ces données. Sans compter que les horloges internes sont rarement à l'heure. [4] Le Centre d'Appui des Voirets réunit des enfants réputés déficients, toutes catégories diagnostiques confondues (psychoses déficitaires, trisomie 21, troubles organiques ou accident péri-natal). Ces élèves bénéficient d'un dispositif d'intégration dans les écoles ordinaires. [5] Dont les élèves sont des adolescents de 12 à 15 ans qui y suivent les trois dernières années de la scolarité obligatoire. [6] Il est souvent fait mention des « antennes » que possèderaient les enfants et plus particulièrement ceux qui sont en difficulté. [7] Comme beaucoup de sourds ou malentendants qui ne comprennent pas que le monde des entendants connaît des malentendus. ___________________ |