LES NOUVELLES TECHNIQUES DE L'INFORMATION DANS L'ÉDUCATION Jacques Hebenstreit Il existe deux manières extrêmes de faire de la prospective. L'une consiste à faire table rase du passé car le poids du passé est un obstacle au progrès, et à décrire l'avenir comme la mise en oeuvre rapide, massive et d'ailleurs inévitable des techniques les plus récentes en y incluant de préférence celles qui sont encore en gestation dans la tête des chercheurs pour mieux frapper les imaginations. Cela a donné dans le passé des livres-chocs qui se sont très bien vendus mais que l'on classerait aujourd'hui dans la catégorie des livres humoristiques plutôt que dans la catégorie de la science fiction. Une autre manière extrême de faire de la prospective consiste à analyser le passé, à faire le compte des pesanteurs et des inerties en tous genres pour finir par dire, face au changement : « Nous avons toujours fait comme-ci, pourquoi changer aujourd'hui ? », suivi de : « Nous n'avons jamais fait comme ça, pourquoi commencer aujourd'hui ? ». J'ajoute que les ouvrages de ce type sont peu répandus car ils se vendent très mal actuellement, le public préférant visiblement « Apocalypse Now » à la stagnation. Entre ces deux positions il existe naturellement beaucoup d'autres façons de faire de la prospective en mélangeant en proportions variables les deux attitudes extrêmes. En ce qui concerne le rôle des Nouvelles Techniques de l'Information (NTI) dans l'Éducation, on a assisté à une évolution très sensible du contenu des rapports de prospective depuis l'optimisme sans faille des années 60 jusqu'aux attitudes très critiques et un peu désenchantées de ces dernières années et il nous semble important d'analyser les raisons de cette évolution car ces raisons font, à notre avis, partie du problème. L'INTRODUCTION DES ORDINATEURS DANS L'ÉDUCATION L'idée d'utiliser des ordinateurs dans l'éducation remonte au début des années 60 où l'on vit apparaître, suite aux théories de B.F. Skinner [1] des machines à enseigner, déjà multimédia, puisque résultant de l'assemblage d'un ordinateur, d'un magnétophone et de projecteurs de vues fixes et/ou de films. Le seul matériel qui eut une existence commerciale fut le système 1500 d'IBM mais sa carrière fut extrêmement brève. L'invention du « fonctionnement en temps partagé » c'est-à-dire la possibilité de connecter à un puissant ordinateur un grand nombre de terminaux qui se partageaient la puissance de traitement de l'ordinateur conduisit la firme Control Data Corporation (CDC) à financer le projet PLATO (Programmed Logic for Automatic Teaching Operations) de l'Université d'Illinois. PLATO fut finalement commercialisé par CDC et R. Morris, Vice Président de CDC pour l'EAO n'hésitait pas à prédire [2] que vers 1985 PLATO serait à l'origine de la moitié du chiffre d'affaires de CDC. En réalité PLATO a régulièrement fait du déficit et la compagnie CDC a depuis plusieurs années arrêté toute activité dans le domaine de l'informatique. On peut dire, de manière générale, que la totalité des actions entreprises pendant les années 60 pour introduire des ordinateurs dans l'éducation se sont soldées par des échecs dans la mesure où les produits et les projets ont durés ce que duraient les subventions qui les faisaient vivre. Il y a à cela plusieurs raisons :
En effet, pour tenter de faire accepter l'idée de l'usage de l'ordinateur dans l'éducation, il fallait nécessairement prouver que l'éducation avec ordinateur était compétitif en coût avec l'enseignement traditionnel. Or, compte tenu du prix des ordinateurs à l'époque, la démonstration n'était possible qu'à la condition que l'ordinateur remplace ce qui est le plus coûteux dans l'enseignement, c'est-à-dire les enseignants et pour achever la démonstration il fallait évidemment réduire l'activité des enseignants à la seule chose qu'un ordinateur sache faire, à savoir la manipulation syntaxique de caractères, ce qui conduisit à forger l'axiome selon lequel : « Enseigner c'est transmettre des connaissances ». Le caractère grotesque de cette affirmation (si elle était vraie on aurait fermé toutes les écoles depuis l'invention de l'imprimerie) n'a pas empêché son succès et nous aurons l'occasion d'y revenir à propos du rôle que l'on prétend faire jouer aujourd'hui dans l'enseignement à la communication, aux banques de données et autres réseaux d'ordinateurs. Au début des années 70 le problème change d'échelle d'une part parce que l'avènement des mini-ordinateurs (à des prix mini) et la généralisation du temps partagé étend le marché de l'informatique et du même coup sensibilise les gouvernements des pays développés aux enjeux économiques de l'informatique et d'autre part parce que l'accroissement du nombre d'ordinateurs dans ces pays contribue à créer des emplois en informatique alors que les économies occidentales commencent à entrer en récession et pose du même coup le problème de la formation à l'informatique. Comme le dit très bien le Stanford/Unesco Symposium [3] : « Les pays formulent, de plus en plus, leur politique nationale sur l'usage des ordinateurs dans l'éducation comme une réponse au nombre croissant d'ordinateurs utilisés dans le secteur privé et en réaction aux pressions politiques nationales qui se font jour face à la révolution informatique mondiale. Une telle politique nationale est d'ailleurs indispensable pour introduire des ordinateurs dans l'enseignement public à cause du coût relativement élevé de l'opération. » Il faut, en effet, avoir présent à l'esprit que l'introduction massive des ordinateurs dans l'éducation a été, partout et toujours, une décision d'ordre politique prise sans aucune consultation du corps enseignant et, dans ces conditions, il faut avouer que parler de « résistance au changement » de la part du corps enseignant relève de l'humour. Le corps enseignant, tout simplement, ne comprend pas ce qu'on lui veut et encore moins ce que l'on attend de lui avec ces ordinateurs car comme le dit le Report on the Stanford/Unesco Symposium [3] : « Peu de pays semble avoir pris les mesures nécessaire pour préparer les enseignants à utiliser les ordinateurs, même lorsque le matériel est déjà installé. Il y a également peu de consensus sur comment former les enseignants au-delà de quelques cours qui permettent tout au plus de comprendre comment il faut manipuler le matériel. En fait, même ce type de formation semble poser des problèmes de mise en oeuvre. » C'est dans ces conditions que sont lancés, au début des années 70, divers projets dont le projet français connu sous le nom « Expérience des 58 lycées » [4] et le projet anglais NDPCAL [5] (National Development Program for Computer Assisted Learning) qui seront les premiers jalons expérimentaux d'une utilisation semi-massive des ordinateurs dans l'éducation en Europe. LA SITUATION ACTUELLE L'apparition du micro-ordinateur vers la fin des années 70 allait relancer les actions politiques en faveur des ordinateurs dans l'éducation et cette fois c'est par milliers ou par dizaines de milliers que des micro-ordinateurs furent installés dans les écoles et les universités au point que le ratio du nombre d'élèves par ordinateur dans les pays les plus avancés est aujourd'hui de l'ordre de un ordinateur pour environ trente élèves et qu'il n'y a pratiquement plus une seule école n'ayant pas, au moins, un ordinateur. Par ailleurs, des efforts, parfois considérables, furent faits pour la formation des enseignants mais malgré leur ampleur ces efforts furent insuffisants d'une part en quantité (on admet que dans les pays les plus avancés il n'y a guère plus de 25 % du corps enseignant qui a reçu un minimum de formation) mais surtout en qualité car cette formation se limitait le plus souvent au mode d'emploi de l'ordinateur et des logiciels usuels et ne comportait pratiquement aucune indication sur les problèmes pédagogiques posés par l'utilisation de l'ordinateur. Cette arrivée massive d'ordinateurs et le manque de préparation pédagogique du corps enseignant a conduit les experts à faire un certain nombre de constatations peu optimistes : a) Le Rapport Carnegie « The Fourth Revolution » [6] indique que, par rapport aux hypothèses initiales, les NTI dans l'éducation
b) L'Office for Technological Assessment (OTA) [7] de son côté trouve que « les enseignants qui ont utilisé des ordinateurs pour enseigner pensent que - au moins au début - la plupart des usages de l'ordinateur rendent l'enseignement plus intéressant, cependant, et bien que l'ordinateur réduise les problèmes de discipline dans la classe, dans l'ensemble, ceci demande plus de créativité et plus de temps passé par l'enseignant. » c) à quoi il faut ajouter que selon le Rapport Carnegie « Les enseignants qui travaillent à développer des logiciels ne sont, en général pas récompensés pour leurs efforts. » d) alors que le rapport de l'OTA [7] conclut : « Bien que beaucoup de logiciels éducatifs soient jugés favorablement par des agences d'évaluation et par des revues d'informatique professionnelle, l'opinion la plus répandue parmi les enseignants (et aussi parmi les éditeurs de logiciels éducatifs) est que la qualité des logiciels éducatifs pourrait être bien meilleure. » Ces considérations, jointes à quelques autres comme la difficulté d'accès à la salle des ordinateurs, le manque de moyens pour acheter des logiciels mais aussi la baisse d'intérêt des élèves pour les ordinateurs expliquent pourquoi un certain désenchantement relatif aux NTI s'est progressivement manifesté dans une partie croissante du corps enseignant. Comme par ailleurs les parents d'élèves sont au courant de la grave crise que traverse l'industrie informatique et que les perspectives d'emploi dans ce domaine ne sont plus ce qu'elles étaient, la pression sociale qui avait grandement contribuée à l'installation des ordinateurs dans l'éducation a considérablement diminuée et n'incite pas les gouvernements à entreprendre des actions d'envergure dans ce domaine. PERSPECTIVES D'AVENIR Non seulement chacun des aspects énumérés ci-dessus contribue, pris isolément, à assombrir l'horizon mais, en plus, leur interaction contribue puissamment à bloquer la situation. En effet la pénurie d'ordinateurs a conduit, pour optimiser leur emploi et aussi pour leur protection, à la création de « salles d'ordinateurs » fermées à clé où les élèves se rendent avec leur professeur aux heures réservées à cet effet dans l'emploi du temps. Ceci permet, bien sûr, de tirer le meilleur parti des quelques ordinateurs installés mais aboutit concrètement à un mode d'utilisation qui était celui des Centres de Calcul il y a trente ans. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que PC (qui est devenu synonyme de micro-ordinateur) signifie Personal Computer mais qu'un élève qui va à la salle des ordinateurs sur l'ordre de son professeur pour utiliser un logiciel choisi par son professeur n'a pas du tout l'impression que l'ordinateur qu'il utilise est un « ordinateur personnel » c'est-à-dire un ordinateur qui travaille pour lui. Parallèlement, l'enseignant qui a obtenu l'usage de la salle pendant une heure cherche à tirer le meilleur parti de ce temps et choisira, de préférence, un logiciel qui occupera les élèves pendant toute la durée de l'heure. Ceci est louable en soi mais a pour effet d'aboutir à une pratique qui est à l'inverse de la pratique usuelle qui consiste précisément à occuper l'ordinateur le plus possible pour libérer l'utilisateur des tâches correspondantes. Cet état de choses conduit naturellement les auteurs de logiciels, qui savent que ce sont les enseignants qui décident des achats, à écrire des logiciels qui occupent les élèves pendant une heure et qui ne sont pas trop éloignés des pratiques pédagogiques habituelles des enseignants. Comme le dit l'OTA [7] : « Globalement, le résultat est un ensemble relativement homogène de produits qui sont très loin d'utiliser les possibilités offertes par les nouveaux outils. » Voilà comment des pratiques qui sont chacune animée des meilleures intentions, finissent par utiliser les nouvelles casseroles pour faire cuire la vieille soupe c'est-à-dire finissent par utiliser les nouveaux outils pour continuer les anciennes pratiques. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que pratiquement rien n'ait changé dans l'éducation depuis trente ans malgré la présence de dizaines de millier d'ordinateurs et il n'y a pas lieu de s'étonner non plus du désenchantement des enseignants face aux nouvelles technologies. On peut ajouter à cela que le fait de doubler ou de tripler le nombre d'ordinateurs dans les établissements (ce qui représenterait un investissement considérable) ne changerait pas grand chose aux pratiques actuelles et donc, ne modifierait pas la situation de manière sensible. On peut aussi y ajouter que la connexion de ces ordinateurs entre eux ou à des réseaux locaux ou régionaux ou internationaux par fibre optique ou par satellite ne changera pas grand chose non plus. Le problème est ailleurs ; il est dans les pratiques induites par la pénurie d'ordinateurs et ces pratiques, qui s'opposent concrètement à une utilisation novatrice et efficace des ordinateurs, ne changeront que lorsqu'on aura résolu le problème de la pénurie c'est-à-dire lorsque chaque élève et chaque enseignant aura son ordinateur portatif en permanence sous la main. C'est la condition nécessaire, même si elle n'est pas suffisante à elle seule, pour qu'apparaisse un changement de pratique, pour que l'ordinateur devienne réellement un outil personnel entre les mains de chaque élève lui permettant enfin de faire ce qu'il a envie, comme il en a envie et au moment où il en ressent le besoin dans le cadre de son travail. Ce que nous avons appris jusqu'ici Les expériences, la pratique et les recherches menées pendant ces vingt dernières années nous ont appris un certain nombre de faits importants ; · quand on traite de technologie et d'éducation, le sujet principal est l'éducation et pas la technologie. Les nouvelles technologies de l'information sont en train de changer beaucoup de choses dans notre société mais le simple fait de l'existence de ces technologies n'est pas une raison suffisante pour les utiliser dans l'éducation. Nous savons cependant aujourd'hui qu'elles peuvent être utiles dans l'éducation et nous pensons que les améliorations qui ont été constatées lorsque ces technologies sont utilisées par des enseignants bien formés, au bon moment, de la bonne façon et dans le bon environnement, sont significatives. Les ordinateurs utilisés dans l'enseignement (y compris le primaire) ne doivent en aucun cas être des ordinateurs-jouets. Ils doivent être capables d'exécuter à grande vitesse des logiciels généraux comme des éditeurs de texte, des tableurs, des bases de données, des logiciels de musique et de dessin et doivent, autant que possible avoir des écrans en couleur. · Il est inutile d'introduire des ordinateurs dans un établissement d'enseignement aussi longtemps que tous les enseignants qui sont les utilisateurs potentiels de ces machines, n'ont pas reçu une formation significative. · celle-ci comprend, bien sûr, les connaissances nécessaires à la mise en oeuvre du matériel et du logiciel mais doit porter, pour l'essentiel, sur les aspects pédagogiques de l'usage des ordinateurs. · aussi longtemps qu'il n'y a qu'un petit nombre d'ordinateurs dans une école, on pourra faire des expériences mais rien ne changera de manière permanente ni dans le comportement des élèves, ni dans le contenu de l'enseignement, ni dans le fonctionnement de l'institution. Cela a été constaté même dans les pays les plus avancés ou le ratio est d'un ordinateur pour 15 ou 20 élèves et ce résultat est non seulement contraire à ce qui était espéré mais il est très regrettable car il signifie que « l'effet boule de neige », sur lequel on comptait beaucoup, n'existe pas dans ce domaine. Un scénario pour les dix prochaines années Pour établir ce scénario, j'ai choisi une méthode que j'appellerai « Imaginer le futur le plus probable et opérer par interpolation entre ce futur et le présent » (je suis désolé que cela n'arrive pas à faire un bel acronyme) et bien que cela ressemble à la méthode Adelphi, cette méthode est très différente. Il peut sembler étrange de baser une stratégie pour le futur sur l'imagination mais mon expérience depuis trente ans, au moins en ce qui concerne la technologie dans l'éducation, m'a montré que l'autre méthode qui consiste à planifier une amélioration pour l'année prochaine suivie d'une nouvelle amélioration pour l'année suivante etc., pouvait, à la rigueur, donner satisfaction il y a 50 ans mais ne marche plus du tout aujourd'hui ; cette méthode, dite d'extrapolation, est une des meilleures méthodes connues pour se lancer dans des activités menant à des culs de sac coûteux car c'est la meilleure façon d'être obligé de repartir de zéro chaque fois qu'une « nouveauté » apparaît puisque, par définition, la nouveauté est apparue de manière « inattendue ». Combien de fois avons-nous entendu dire qu'il fallait repartir de zéro parce qu'on venait d'inventer : · le temps partagé, les mini-ordinateurs, les micro-ordinateurs, Basic, Pascal, Prolog, Hypertext, les écrans couleur, les langages-auteur, les disques durs, les tablettes digitales, les tableurs, les bases de données, les icones, les fenêtres, l'intelligence artificielle, l'interface vidéo, les scanners, le CD Rom, etc. Ceci étant, que verrons-nous dans dix ans ? · ous pouvez appeler note-book ou pen-book ou ce qui vous plaira selon la compagnie que vous préférez) avec un écran couleur à cristaux liquides, plus rapide qu'un PC (10 Mo de RAM et 100 Mo sur disque) pour moins de 3 000 F. Ceux qui auraient tendance à croire que j'exagère n'auront pas besoin d'aller jusqu'à Tokyo pour acheter le SONY Discman, il leur suffira d'attendre encore un mois ou deux pour l'acheter à Paris. · ceci conduira naturellement à la disparition du « syndrome de la salle d'ordinateurs » où les machines sont utilisées par l'institution pour des besoins institutionnels. La baisse des prix et la réduction de volume permettra finalement à chaque élève d'avoir son ordinateur à disposition exactement comme il a aujourd'hui une calculette. · cette disparition de la salle institutionnelle va ouvrir tout un ensemble de nouvelles possibilités sur lesquelles nous ne savons pratiquement rien comme le souligne le Rapport du Symposium Stanford-UNESCO : « Rien ne permet de nous prononcer sur la validité que conserveront les résultats obtenus dans un milieu pauvre en ordinateurs lorsqu'on reproduira les expériences dans un milieu saturé en ordinateurs ». · l'usage des ordinateurs dans l'éducation sera partagé entre diverses activités nécessitant des logiciels de divers types : assistance à l'enseignant pour enseigner, assistance à l'interaction enseignant-élève pour améliorer le processus d'enseignement-apprentissage, assistance à l'élève pour apprendre. Par exemple la simulation d'un système quelconque pourra donner naissance à un logiciel utilisable par l'enseignant dans sa classe pour montrer des exemples de comportement typique du système simulé, dans diverses circonstances ; une autre variante de ce logiciel pourra être utilisé dans la classe par les élèves, sous la direction de l'enseignant, dans le mode exploration pour tenter de trouver un modèle mathématique du système tandis qu'une autre variante encore, de ce même logiciel, sera conçue pour être utilisée de manière autonome par l'élève dans le mode « que se passe-t-il si ? » pour traiter des exemples autres que ceux traités par l'enseignant. Ceci n'est qu'un exemple mais des idées analogues peuvent être développées pour un très grand nombre de sujets dans toutes les disciplines. Il est aujourd'hui possible de connecter des lecteurs de disques audio ou vidéo à un ordinateur ce qui étend la variété des usages interactifs qui était limitée, il y a peu, uniquement à du texte et des graphiques. Un tel équipement est appelé « multimédia » mais dans ce cas, le terme « multimédia » est ambigu. Pour obtenir ce comportement multimédia, il faut en effet interconnecter un certain nombre d'unités physiques indépendantes qui ne sont pas faciles à synchroniser car leurs commandes sont distinctes. Ce paquet d'équipements devrait plutôt être appelé « polymédia » en gardant le mot « multimédia » pour les ordinateurs dans lesquels les textes, les sons, les images animées et fixes résident tous sur le même disque, peuvent tous être mélangés dans le même message, puis édités, copiés, coupés, collés, mis dans un seul fichier et envoyés comme un message unique sur une ligne téléphonique vers un autre ordinateur. Contrairement à ce que l'on pourrait penser ceci n'est pas de la science-fiction : il existe des logiciels où l'on peut attacher un message vocal à un texte que l'on écrit ou que l'on lit sur un écran et où l'on peut envoyer le tout comme un message unique sur une ligne téléphonique ; par ailleurs il existe des logiciels système qui permettent d'ajouter à un texte une fenêtre projetant des clips vidéo aussi facilement que l'on ajoute du graphique. Des expériences ont été faites avec des dispositifs « polymédias » dans le cadre de l'enseignement à distance ou de l'apprentissage autonome. Mon sentiment est qu'ils sont hors de course avant d'avoir vécu car, comparés aux « multimédias », ils sont encombrants, chers, compliqués à utiliser, difficiles à régler et à maintenir et par-dessus tout, ils communiquent difficilement entre eux. Il n'y a aucun doute que le multimédia deviendra la norme de fait avant dix ans. Ceci m'amène aux problèmes du logiciel. Beaucoup d'enseignants se plaignent de la mauvaise qualité des logiciels éducatifs. Je pense qu'une bonne part de ces logiciels sont, en effet, anciens et par conséquent périmés et pourraient être réformés sans regret. Une autre part, plus récente, conçue par de très bons auteurs est aussi bonne que les circonstances c'est-à-dire les énormes contraintes que font peser sur le concepteur le fonctionnement de la salle d'ordinateur ainsi que la volonté de ne pas heurter la pédagogie traditionnelle des enseignants, le permettent et cela quoi qu'en disent les enseignants. En vérité, ce que les enseignants critiquent sans en avoir toujours clairement conscience c'est moins le logiciel que l'existence des salles d'ordinateurs qui, par les contraintes qu'elles imposent, limitent considérablement les usages pédagogiques des ordinateurs. Si l'on admet que l'avènement de l'ordinateur de poche sonne la fin du syndrome de la salle d'ordinateurs, que va-t-il se passer pour le logiciel lorsque chaque élève disposera de son propre ordinateur de poche ? À mon avis la situation de patchwork du logiciel actuel est catastrophique et ne pourra pas continuer. Il paraît impensable que dans dix ans les enseignants soient condamnés à consulter des centaines de pages de catalogues (sur papier ou sur écran) pour arriver, comme aujourd'hui, à trouver ici un logiciel pour leur premier cours, rien d'utilisable pour le deuxième cours, là deux logiciels qui pourraient convenir pour le troisième cours, ailleurs une douzaine de logiciels entre lesquels il faut choisir pour le quatrième cours etc. Je suis convaincu que dans dix ans aucun éditeur n'acceptera de publier un livre s'il n'est pas accompagné de disquettes pour ordinateur multimédia avec des images animées, des commentaires sonores, des exercices et des exemples interactifs et une claire définition de la stratégie pédagogique mise en œuvre dans l'approche intégrée livre-disquettes. Ce qui est important c'est que, contrairement à ce qui se passe aujourd'hui, le logiciel couvrira une année scolaire complète ou un domaine entier avec une stratégie pédagogique cohérente et complémentaire de celle du livre. Rien n'empêchera un enseignant d'acheter deux manuels et d'utiliser le livre de l'un et les disquettes de l'autre mais au moins il n'aura plus, comme aujourd'hui, à collectionner des disquettes trouvées à gauche et à droite avec l'obligation de tester chacune en détail pour s'assurer de sa valeur pédagogique. Il en résulte que l'écriture d'un manuel va devenir beaucoup plus difficile et imposer un travail en groupe de plusieurs spécialistes (son, image, vidéo). Mais c'est une règle bien connue de l'Informatique que celle-ci libère l'individu des tâches serviles et qu'en échange elle demande beaucoup plus d'efforts sur le plan de la conception ; l'écriture d'un manuel ne sera pas une exception. Connecter un ordinateur à un réseau téléphonique ouvre toutes les possibilités de communication locales et lointaines pour la voix, les données et les images en mode interactif (conversation, téléconférences, vidéoconférences...) ou en mode différé (courrier électronique, fax...). Leur utilité pour l'éducation a été, à mon avis, grandement exagérée, souvent pour des raisons commerciales, et la description poétique des enfants communiquant tout autour du monde oublie le simple fait qu'il existe sur terre plus de 1 000 langues et dialectes et que les enfants ont du mal à pratiquer plusieurs langues étrangères. De plus, le coût des télécommunications est sans commune mesure avec le budget disponible dans les écoles et croît très vite dès que l'on veut transmettre des images fixes ou animées (même en les comprimant beaucoup). Toutes ces raisons font penser qu'il n'y aura pas d'utilisation massive des télécommunications dans l'enseignement dans les années à venir (ceci ne s'applique pas à l'enseignement à distance qui est un autre problème). CONCLUSION Je l'ai déjà dit mais il n'est pas inutile de le répéter : le succès ou l'échec de l'introduction des ordinateurs dans l'éducation dépend au premier chef d'une seule et même personne à savoir l'enseignant car la décision d'utiliser ou non un ordinateur et la manière de l'utiliser dépendent, en dernier ressort, de l'enseignant. Il en résulte que la formation des enseignants est une condition impérative de succès bien que le problème soit difficile à cause du nombre de personnes impliquées et de leur répartition sur tout le territoire national. Il faut ajouter que c'est également un problème difficile en termes d'investissements puisque son coût est du même ordre de grandeur que celui des matériels et des logiciels. Il y a une autre raison à la formation des enseignants qui est d'éviter l'apparition du syndrome de « salle des ordinateurs » dont nous avons déjà dit qu'il avait tendance à imposer sa propre logique avec une importance démesurée accordée au mode tutoriel et au mode exercices à trous. Il y a encore une raison pour former les enseignants qui est l'arrivée imminente des ordinateurs multimédia avec les problèmes de l'usage pédagogique du son, des images statiques et animées et des séquences vidéo dans les logiciels. Il existe au moins encore une autre bonne raison à la formation des enseignants qui est l'arrivée inévitable des ordinateurs de poche dans les salles de classe. Cela se traduira par la disparition plus ou moins rapide des salles d'ordinateurs et par l'apparition d'un nouvel ensemble de problèmes pédagogiques : quel est le meilleur usage pédagogique de cet appareil dans la classe et hors de la classe ? en quoi et comment peut-il contribuer à améliorer le processus enseignement/apprentissage ? en quoi peut-il ou doit-il modifier le contenu et les méthodes d'enseignement ? etc. Nous ne savons pratiquement rien sur ces problèmes et il est donc urgent d'y réfléchir. Il y a quelques années, certains ont pensé que les principaux problèmes de l'introduction des nouvelles technologies de l'information dans l'éducation avaient été résolus, au moins dans les grandes lignes et qu'il ne restait plus qu'à améliorer ce qui avait été fait. Ceci a conduit à remplacer l'EAO par l'EIAO (I comme Intelligent !), à remplacer le mode tutoriel par le mode tutoriel-visant-la-maîtrise ou à remplacer la résolution de problème par la résolution de problème assistée-par-expert en ajoutant ici et là des aides interactives pour rendre l'ensemble plus « attractif ». Ce que je viens de dire durant les 15 dernières minutes montre à l'évidence que les auteurs de ces propositions étaient, comme on dit, à côté de la plaque. En un temps très court, les technologies de l'information ont changé très vite comme ont changé les rôles qu'elles peuvent et vont jouer dans l'éducation. Un certain nombre d'applications récentes ouvrent de nouvelles perspectives pour améliorer l'éducation mais comme je l'ai déjà dit, ce que nous avons expérimenté et fait jusqu'à présent nous sera, malheureusement, d'un faible secours. Je suis conscient que j'ai posé beaucoup plus de questions que je n'ai apporté de réponses mais je crois que nous devons accepter l'idée que nous entrons dans une ère nouvelle pour laquelle nous n'avons pas les réponses et que de nombreuses recherches seront nécessaires pour les trouver. Mais, après tout, il est plutôt réconfortant de penser que 500 ans après la découverte de l'Amérique, il reste encore des domaines entiers à découvrir et à explorer. Jacques HEBENSTREIT NDLR : Ce texte est celui d'une conférence donnée aux Journées organisées par Olivetti à Flaines du 2 au 4 avril 1992. Paru dans le Bulletin de l'EPI n° 67 de septembre 1992. [1] B.F. Skinner, The technology of teaching, Appleton-Century-Crofts, 1968. [2] A. Pantages, Control Data's education offering, Electronics, May 1976. [3] Computers and education : which role for international research, Report of the Stanford/Unesco Symposium, Stanford University, March 1986. [4] J. Hebenstreit, Informatique et enseignement, Comptes rendus de l'Académie des Sciences - La vie des sciences, tome 1, n° 5, oct 1984. [5] Two years on, Report of the Director, Coucil for educational technology, NDPCAL, 1975. [6] The Fourth revolution, Report by the Carnegie Commission on higher education, Mac Graw Hill, 1972. [7] Power on : New tools for teaching and learning, US Congress, Office of Technological Assessment, OTA-SET-379, Washington DC, Sept 1988. [8] M. Carnoy, H. Daley, L. Loop, Education and computers : Vision and reality, Unesco report ED/87/WS/37, 1987. [9] J. Hebenstreit, Computers in education : Things to come, Proc. 8th International Conference on Technology in Education, Brussels,1989. [10] J. Hebenstreit, Computers in education : The ten next years, Keynote speech, ICTE 92, Paris 16-19 March 1992. - Consulter également le répertoire informatisé des articles EPI parus depuis 1971 et le cédérom « 15 ans de publications de la Revue de l'EPI ». ___________________ |