L'hypertexte Alain Lambert QU'EST-CE QU'UN HYPERTEXTE ? Les concepts fondamentaux Dans sa forme la plus simple, un hypertexte est constitué d'un ensemble d'écrans connectés par des liens. Son principe de fonctionnement est semblable à celui de l'esprit humain dans sa capacité à stocker et retrouver directement l'information par des associations d'idées. Contrairement aux bases de données traditionnelles, l'information n'y est pas organisée en enregistrements regroupant différents champs mais en écrans à l'intérieur desquels les liens fournissent de multiples chemins d'accès à d'autres informations ou à des précisions supplémentaires sur tel ou tel point. Un même hypertexte offre donc au lecteur, grâce au balisage des liens, une multitude de parcours différents tout en lui laissant la liberté et l'initiative de suivre son propre itinéraire constitué d'avancées rapides, de chemins de traverse, d'arrêts ou de retours sur ses pas. Loin de l'imitation du livre à l'écran et de sa lecture linéaire, l'hypertexte utilise la puissance de l'outil ordinateur pour renouveler le texte et y cheminer au gré du « lecteur » et de ses propres sources d'intérêt : les liens de l'hypertexte constituent les noeuds d'un réseau de connaissances. La quatrième dimension de l'écrit Bien plus qu'un simple outil de navigation dans l'information, l'hypertexte introduit une dimension nouvelle dans l'écrit. Paradoxalement, l'aspect principal de cette nouvelle dimension consiste en l'abolition d'une certaine notion de distance, à la fois géographique et temporelle, présente dans l'écrit traditionnel. En effet, consulter des notes ou des renvois, suivre une idée évoquée au détour d'une phrase et approfondie ailleurs, suppose de quitter le lieu de lecture (page ou paragraphe) et de rechercher en fin de chapitre ou au travers du livre la suite du chemin entrevu pour retourner ensuite - et ce n'est pas toujours facile - vers l'origine de l'idée et reprendre le fil de la lecture. Au contraire, dans un hypertexte, le « coût » de la consultation d'un lien ou même la poursuite d'un cheminement qui s'avérerait sans intérêt pour l'idée suivie, est très faible puisque le « lecteur » peut retourner très rapidement et sûrement au point de départ de la bifurcation : la page active est liée aux pages prévues par l'auteur mais aussi à la page précédente du parcours du lecteur, elle-même liée à celle qui l'a précédée, etc. UNE LECTURE ACTIVE A tout moment, le lecteur de l'hypertexte peut choisir d'approfondir un concept, de détailler et préciser une notion, de survoler et passer à autre chose ou de retourner sur ses pas pour emprunter une autre voie. En gardant en éveil l'attention du lecteur - à qui des pistes sont proposées mais qui conserve la liberté d'effectuer ses propres choix - ces diverses possibilités visent à rendre le cheminement dans le texte plus aisé en brisant la linéarité de l'écrit habituellement présenté sur le support papier - support qui garde toute sa valeur et qu'il n'est pas question ici de chercher à remplacer - et encore plus sur écran où la lecture séquentielle, en « tourne-pages », devient rapidement fastidieuse. L'hypertexte propose une nouvelle forme d'accès au savoir, à la fois libre et guidée, où l'attitude active et la curiosité du « lecteur » constituent les moteurs de la connaissance. Un outil pour la lecture et la recherche documentaire L'hypertexte peut d'abord être considéré comme un puissant outil de gestion et de consultation de bases documentaires, suivant des parcours jalonnés par l'auteur mais dans lesquelles le lecteur peut cheminer en fonction de ses propres centres d'intérêt. Le plus souvent, il propose aussi une fonction de recherche d'un terme ou d'une chaîne de caractères qui peut faire successivement apparaître à l'écran toutes les pages de l'hypertexte contenant l'occurrence recherchée. Enfin, il peut aussi offrir la possibilité de visualiser les titres des pages et le réseau des liens en distinguant les pages déjà lues de celles qui ne le sont pas encore ou permettre d'accéder instantanément à une page quelconque dont le titre a attiré l'attention du lecteur. Plusieurs niveaux de lecture L'hypertexte permet de concevoir et de gérer facilement tous les écrits avec lexique, dictionnaire, notes, renvois et encadrés qui surchargent habituellement la lecture et qui obligent à de constants allers et retours entre différentes parties du texte, au point d'en faire souvent perdre le fil. Il est ainsi possible de créer des textes comportant différents niveaux de lecture avec une efficacité et un confort bien plus grand que celui obtenu généralement par l'emploi de typographies différentes sur une même page. Un outil pour l'écriture En plus de la « lecture » proprement dite, les logiciels d'hypertexte proposent souvent diverses options d'impression d'une page ou d'une partie de page permettant de conserver des traces écrites des informations recherchées. Ces zones de texte peuvent être sauvegardées dans un fichier, sorte de bloc-notes électronique consultable à tout moment, pour être ensuite imprimées en l'état, ou mieux, retravaillées et enrichies à l'aide d'un traitement de texte, ce qui constitue une nouvelle forme de reconstruction du savoir. La possibilité d'ajouter a posteriori des pages et/ou des liens transforme chaque lecteur en auteur potentiel qui peut construire ainsi son propre hypertexte, exactement adapté à ses besoins. L'hypertexte est aussi un merveilleux outil de conception de récits à parcours multiples, un peu à la manière des « livres dont vous êtes le héros » (Folio junior - Gallimard), dont la rédaction peut être entreprise collectivement et enrichie à tout moment pour connaître de nouveaux développements. Un outil pour la formation... des formateurs Choisir quelques documents pertinents, établir ensuite les relations entre les concepts apparaissant sur chacun d'entre eux, confronter enfin les résultats obtenus en faisant « fonctionner » les micro-hypertextes qui en résultent, constitue un excellent moyen de s'interroger sur les différentes façons de structurer les connaissances et d'observer quelles pourraient être les plus efficaces pour une situation donnée. D'autres utilisations possibles Une autre possibilité, qui constitue une forme particulière de la lecture et de la recherche documentaire, consiste en l'utilisation de l'hypertexte dans la rédaction des modes d'emploi, guides, aide-mémoire, manuels, tutoriels et autres didacticiels destinés à divers produits et en particulier aux logiciels (auto-documentation). Lorsque l'hypertexte comporte un module de lecture résident - et c'est le cas pour certains d'entre eux - il peut alors être utilisé comme assistance logicielle en ligne disponible à tout instant, qu'elle ait été prévue dès la conception du logiciel ou bien pour compléter une aide existante ou en fournir une lorsqu'elle n'a pas été prévue. Enfin, un lien hypertexte peut permettre l'exécution d'un programme externe (logiciel graphique, musical, etc. qui viendra ainsi s'intégrer à l'hypertexte) pour retrouver ensuite l'environnement initial. L'hypertexte est donc ouvert sur l'extérieur et peut bénéficier de toute sa richesse. De même, l'interfaçage avec les langages de programmation autorise les développeurs de logiciels à inclure des informations, commentaires, rappels ou compléments de cours sous forme d'hypertexte dans leurs propres productions. L'ouverture peut donc fonctionner dans les deux sens, soit par liaison de programmes externes à l'hypertexte, soit par inclusion d'hypertextes dans d'autres logiciels. Si le concept est déjà ancien - à l'échelle informatique - sa mise en application et surtout sa diffusion sont récentes. De nombreuses voies s'offrent donc à qui voudra les explorer... QUELQUES REPÈRES Apparu récemment dans le monde de la micro-informatique, le concept d'hypertexte a plus de quarante ans. Ses grands principes ont été énoncés en 1945 par un scientifique américain, Vannevar Bush, conseiller du président Roosevelt et coordonnateur du projet Manhattan. Analysant les difficultés de la transmission des connaissances et les potentialités de l'ordinateur, il proposait de substituer aux méthodes classiques, linéaires ou hiérarchiques, un modèle associatif fonctionnant à l'image de l'esprit humain. Il décrit un dispositif, le « memex », sorte de bureau électronique permettant l'établissement et la gestion de liens entre les documents. Repris au début des années 60 par Douglas Engelbart, le concept est enrichi et une première application, le système NLS, voit le jour en 1968. De son laboratoire sont issues de nombreuses idées mises en oeuvre ensuite au Palo Alto Research Center de Xerox comme la souris, l'interface graphique, le multi-fenêtrage et la programmation orientée objet (SmallTalk)... En 1965, Ted Nelson propose le mot « hypertexte » et popularise le concept. Il est l'initiateur et le fervent défenseur du projet Xanadu, système planétaire d'hypertexte destiné à gérer la mémoire de l'humanité... Au cours des années 80, plusieurs développements expérimentaux ont été réalisés autour de l'hypertexte, en particulier dans les universités américaines. Les premiers programmes disponibles sur micro-ordinateur datent de 1986. Le logiciel d'hypertexte associé au support CD-ROM, qui allie une capacité de stockage importante à un faible coût, deviendra certainement l'outil documentaire par excellence. TEXTES, PRÉTEXTES ET HYPERTEXTES « L'informatique sert aujourd'hui d'outil pour produire des livres et de fil d'Ariane pour les Thésée (ou les Guillaume de Baskerville), perdus dans le labyrinthe de la bibliothèque mondiale. A long terme, plutôt que de tuer le livre, l'informatique donnera peut-être naissance à une forme concurrente de lecture et d'écriture. Le rival du livre sera sans doute l'hypertexte qui permettra au lecteur de choisir entre une multitude de parcours de lecture en pressant sur des boutons électroniques, de garder la trace de ses cheminements, de se repérer sur une carte des itinéraires possibles et de combiner de manière très étroite image animée, texte et son. » « Les auteurs n'ont plus à concevoir une progression linéaire, mais un espace de parcours possibles, un texte à habiter, rejoignant ainsi les techniques de l'architecture ou l'art de l'urbaniste. » (Interview du philosophe Pierre Levy - L'Ordinateur Individuel n° 100 - fév. 88) « Penser, c'est mener une pluralité d'idées simultanément, parallèlement, chacune dépendant les unes des autres et contribuant à l'élaboration de l'autre. » (Dossier HYPERTEXTE - Micro-Systèmes n° 94 - fév. 89). Alain Lambert Paru dans la Revue de l'EPI n° 61 de mars 1991. ___________________ |