Démarche informatique, démarche pédagogique Alain Saustier Les orientations données par notre actuel ministre au développement de l'informatique dans l'enseignement [1] rejettent en arrière-plan la réalisation de programmes, et privilégient l'emploi de produits élaborés (et surtout distribués) dans le secteur privé, les pédagogues pouvant éventuellement contribuer à la définition de « cahiers des charges » en vue de leur réalisation. Sans débattre ici de la nécessité de laisser aux professionnels de l'informatique l'essentiel de la besogne de programmation, je voudrais examiner l'intérêt que peut présenter, pour des professionnels de la pédagogie en formation, l'expérience vécue de la réalisation d'un programme pour micro-ordinateur. Si l'on peut faire apparaître que la démarche informatique et la démarche pédagogique présentent quelques similitudes, il sera permis d'en induire que la réalisation et la mise au point d'un programme peuvent constituer une simulation intéressante de certaines situations pédagogiques, ou tout au moins en isoler certaines composantes et les faire appréhender concrètement. LA DÉMARCHE DE PRÉPARATION PÉDAGOGIQUE Chacun enseigne à sa manière, chacun prépare à sa manière ses actes pédagogiques, certes. Il n'en est pas moins vrai que, ici comme ailleurs, il y a de bonnes et de mauvaises manières. Les bonnes ont en commun un minimum de méthode qui tient peu ou prou de la pédagogie par objectifs bien comprise. J'entends par là autre chose que le formalisme dans lequel la mode actuelle enferme et ritualise une pédagogie en miettes de « être capable de... ». J'entends par là une démarche d'essence cartésienne, partant d'une intention globale, elle-même inscrite dans un projet éducatif général. Un tel projet peut être, par exemple, de faire d'un ouvrier qualifié du bâtiment un professionnel qui ne se contente pas d'appliquer des "tours de main" acquis par imitation, mais qui actualise avec intelligence des principes assez généraux pour résoudre chaque nouveau problème pratique qui se pose à lui. Partant de là, le professeur peut avoir l'intention globale de munir ses élèves de notions sur les échanges de chaleur assez claires pour que la mise en oeuvre des matériaux, isolants soit faite avec bon sens. Ce but global reste encore imprécis, et, pour passer dans la pratique pédagogique, doit se préciser en objectifs mieux définis, notamment du point de vue des compétences nouvelles que chaque élève devra avoir acquises savoir que la nature d'un matériau, son épaisseur, sont des facteurs de déperdition de chaleur ; avoir une idée du coefficient de transmission thermique d'un matériau homogène, etc. C'est à dessein que j'ai utilisé des vocables proscrits du beau langage de la P.P.O. : « savoir », « avoir une idée » sont des termes encore bien trop vagues pour définir des objectifs de façon opérationnelle. Il faut décrire des comportements attendus, des performances, seules réalités palpables qui pourront laisser supposer l'existence d'une compétence. À ce niveau, on atteint la profondeur ultime de l'analyse pédagogique. Dans un contexte bien spécifié (type de conduite espérée, moyens fournis, mode d'expression, délais de réponse etc.), l'élève devra manifester les capacités nouvelles dont l'action pédagogique l'a doté. Et c'est là que commence le véritable savoir-faire du professionnel de l'enseignement. L'art de faire la classe comporte de nombreuses techniques, telles que poser la bonne question, placer un élève en situation de recherche authentique, lui offrir des moyens d'expression variés pour qu'il choisisse celui qui lui convient le mieux., écouter sa parole pour en tirer le sens initial et non y plaquer celui qui nous arrange ; ces quelques exemples ne constituent qu'un petit échantillon de pratiques, toutes justiciables d'apprentissage et d'entraînement, et tous les terrains sont bons pour les mettre en oeuvre. Enfin, la prévision d'une intervention pédagogique comporte toujours celle d'une production de synthèse, redonnant aux capacités élémentaires acquises pas à pas leur sens dans un système plus complet, plus proche du réel complexe - une « édition des résultats », en quelque sorte. DÉMARCHE DE PROGRAMMATION Concevoir un programme commence aussi par une aperception globale du but à atteindre. L'exemple de projet général décrit plus haut, l'intention globale qui en découle, peuvent devenir pour l'aspirant-programmeur, « illustrer les variations de pertes de chaleur selon les matériaux qui composent une paroi ». Comme pour le pédagogue, une analyse plus poussée s'impose, et ce qui était objectif pédagogique opérationnel (savoir-faire d'élève) doit ici devenir opération élémentaire à faire exécuter par la machine. On devra, par exemple, successivement :
Cette ébauche d'algorithme ne ressemble-t-elle pas à une esquisse de préparation de leçon ? Et à mesure que descendra l'analyse, pour décrire des modules dont les fonctionnalités seront plus limitées, on se rendra compte que ce qui définit le terme de cette analyse, ce sont les capacités d'interprétation et de traitement de la machine, hard et soft, de même que le pédagogue se doit de pousser son analyse pédagogique jusqu'à ce que ses élèves puissent comprendre et réaliser ce qu'il leur demande. Enfin les modalités de la communication de la machine avec son environnement (prise de données, sortie des résultats, etc.) doivent être prévues avec rigueur : bonne école pour ceux, dont le métier sera d'abord de comprendre et d'être compris. Entre la préparation d'une leçon et celle d'un programme, les similitudes sont donc nombreuses. Mais, si le programmeur peut connaître avec certitude le langage et les capacités de la machine destinataire, l'enseignant ne peut que faire des conjectures sur ce qu'il en est de ses élèves, tous différents. L'ORDINATEUR PEUT-IL SIMULER UN ÉLÈVE ? Si l'on admet que réaliser un programme, c'est apprendre quelque chose à un ordinateur, il faut aussi se demander dans quelle mesure les apprentissages se ressemblent dans les deux cas. La séquence pédagogique la mieux préparée, quelquefois, « ne passe pas ». Il est bien rare qu'un programme d'un minimum de complexité « tourne » dés la première exécution. Que peut apporter à l'apprenti-enseignant la mise au point d'un programme ? La machine, au moins, renvoie sans retenue des messages d'erreur, parfois clairs, parfois abscons. Ils témoignent tantôt d'impossibilités d'interprétation(problèmes de langage), tantôt d'incapacité de traitement (mémoire pleine, fonctions trop complexes, digressions trop nombreuses - pardon, trop de procédures emboîtées - ou non conclues, etc.). Puissent nos élèves s'exprimer aussi librement lorsque quelque chose leur échappe, ou les dépasse, dans le quotidien du rapport pédagogique ! Tout n'est pas dit lorsque la difficulté s'est manifestée. Dans la plupart des cas, entre l'erreur déclarée et sa source véritable, il y a une certaine distance que le programmeur comme le professeur doit remonter : symbole recouvrant une valeur autre que celle que l'on croyait (variable non initialisée, terme nouveau non défini, adoption distraite du même identificateur pour des objets différents, confusion d'homophones...) ; conclusion erronée d'un raisonnement correct, pour cause de prémisse lointaine fausse ; conditions logiques mal formulées ; parenthésage inadapté ; exceptions aux règles omises ; effets de bord insoupçonnés... D'où provient l'erreur ou la difficulté ? De données manquantes ou inexactes ? De cheminements aberrants de la déduction ? Du manque d'outils ou de capacités de traitement de l'information ? D'incompatibilités linguistiques ? Toutes ces questions, le programmeur se les pose en mettant au point son ouvrage. L'enseignant ne doit-il pas se les poser constamment ? Si l'on avait dépensé, pour mieux cerner les difficultés des élèves, le quart de l'énergie que mettent « les fanatiques de programmation » [2] à traquer les bogues, la pédagogie de l'apprentissage n'en serait plus aux balbutiements behavioristes actuels. Et si, enfin, l'apprenti-pédagogue contracte, en essayant de programmer une machine, la salutaire habitude de s'astreindre à parler le langage que comprend le destinataire de la communication, on n'entendra peut-être plus d'enseignants déclarer impudemment à des élèves qui expriment leurs difficultés « Moi, je me comprends, c'est l'essentiel ! ». LES ÉLÈVES NE SONT PAS DES MACHINES PROGRAMMABLES Loin de moi l'idée d'assimiler les élèves à des machines programmables. Le rêve de Skinner [3] est un cauchemar. Tant d'éléments de la situation pédagogique échappent, fort heureusement, à l'analogie ! Pour n'en citer que quelques-uns, nommons les questions d'ordre socio-affectif, les problèmes liés au sentiment d'identité ou de différence socioculturelle, l'infinie variété des modes individuels de perception, de conceptualisation, de mémorisation, le caractère innombrable et secret des connotations... Dans une formation d'enseignants, ces questions sont nécessairement soulevées, et les implicites et les préjugés qu'elles mettent en cause justifient un travail en profondeur d'un autre type. BILAN L'effort de confection d'un programme pourra constituer, pour un enseignant en formation, une simulation d'activité professionnelle mettant en jeu les méthodes de préparation et de réalisation dont il aura tant à faire usage :
Alain Saustier Paru dans la Revue de l'EPI n° 45 de mars 1987. NOTES [1] Conférence de presse du M.E.N. du 26.6.86 (cf. Bulletin EPI n° 43 p. 27) [2] Voir un excellent portrait, digne de La Bruyère, du « fanatique de programmation », dans Puissance de l'ordinateur et raison de l'homme (J. Weizenbaum, Éditions d'Informatique 1981), p. 79-82 [3] B.F. Skinner, psychologue comportementaliste, inventeur des premières « machines à enseigner », décrit, dans un ouvrage de fiction, la cité idéale (pour lui) de WALDEN TWO, où les conflits n'existent pas, les individus étant « correctement » conditionnés par les méthodes béhavioristes. ___________________ |