Éditorial
 

     Tant que l'informatique n'entrait qu'à doses homéopathiques dans le corps scolaire tout débat à prétention épistémologique eût été pédant et déplacé. Avec l'accélération des dernières années, le plan INFORMATIQUE POUR TOUS et la volonté poli tique sans cesse affirmée de donner une place privilégiée à l'informatique parmi les instruments qui doivent faire de l'enseignement « le fer de lance de la modernisation », le moment n'est-il pas venu de risquer quelques questions pour un tel débat ?

     L'informatique entretient avec la langue d'étroits rapports. « Venue d'ailleurs », elle témoigne du prestige américain. L'opinion très répandue que seuls ceux qui savent l'anglais peuvent accéder au saint des saints informatique sépare l'informatique noble, la grande, celle des spécialistes, en anglais, de la petite informatique, inférieure, bricolée pour les autres langues, celles des nouveaux barbares dont les entreprises en langues vulgaires sont ainsi dévalorisées sinon méprisées. Qui ne préférerait une formation informatique aux États-Unis à une formation en France ?

     Pour une grande part, ce statut de l'anglais est une mystification ; le langage informatique souvent mal formé, évoluant très vite au gré des modes et des publicités, associe sur tout des sabirs d'anglais aux galimatias des informaticiens qui ne résistent guère au plaisir de jeux de mots parfois canularesques. Si les Américains et la plupart des anglophones évoluent, plus ou moins aisément, dans ces jargons, les autres, ignorant les subtilités linguistiques indispensables à leur maîtrise, les fuient ou les utilisent comme des langages magiques, ou encore les rendent plus frustes en les « nationalisant » : le ridicule de ces jargons plus ou moins mal francisés ne doit pas faire oublier qu'ils expriment notre aliénation technique et linguistique. Nos progrès, notre créativité informatiques en sont gravement entravés. Accepter cette sous-culture rend illusoire tout espoir d'être un jour compétitif. Il est communément admis que les langages de communication avec les ordinateurs se rapprochent de plus en plus du langage naturel. Quelle sera pour nous cette « langue naturelle » si ce n'est le français ?

     Demain l'information circulera sans jamais quitter une forme électronique facile à manipuler ; l'informatique sera au centre de tous les moyens de communication, gérant sur les mêmes supports l'écrit, l'oral, la musique, le graphique, l'image, tous semblablement numérisés. Nos rapports au texte, à la parole, à l'image en seront bouleversés. Ainsi naît un nouvel audiovisuel qui se veut total sinon totalitaire ; dans ses vagissements apparaît la connivence de l'informatique et des médias : les sabirs d'anglais se mêlent aux chansons, films, séries télévisées... qu'il est trop commode de mettre au compte d'une « américomanie » passagère.

     La planétarisation multiplie les messages, les signes reçus partout au prix de réductions drastiques voire de tortures des langages : pour faire tilt, la communication implose en capsules, pilules de signes, spots, clips... dans un flux rapide et syncopé comme du rock and roll. Déjà nos enfants sont captivés par ces courtes séquences télévisées et ne lisent plus guère sur les écrans des ordinateurs nos affichages pédagogiques explicatifs. Pour les plus câblés, le parler se résume au « basic french » et à des borborygmes imitant lés bruits des bulles des B.D. Si les illettrés fonctionnels sont de plus en plus nombreux, combien ont appris et su lire et écrire à l'école avant d'oublier ? Il n'y a pas que les enfants des immigrés qui manifestent les symptômes de graves dysfonctionnements culturels. La future chaîne de télévision éducative et culturelle ne manque pas d'objectifs.

     N'y a-t-il pas confusion à prôner à la fois l'audiovisuel moderne, l'informatique nouvelle langue maternelle et l'écriture, la lecture d'autrefois ? Un dessein cohérent exige des choix clairs. De même n'y aurait-il pas antinomie entre une culture technique imbibée d'informatique et notre culture générale ? Comment pourraient-elles se fondre si elles ne se transforment pas ?

     Quand l'E.P.I. répète inlassablement que la modernisation de l'enseignement passe par la définition et la promotion d'une informatique pédagogique française, il s'agit de beaucoup plus que de la seule défense du L.S.E. ou de l'exigence des minuscules ou des accents ; il s'agit de bien autre chose que de l'expression d'un nationalisme archaïque.

     L'informatique, ne véhicule-t-elle pas des idées étrangères à notre vieille culture ? On y trouve le behaviorisme comportementaliste qui fonde l'apprentissage sur la psychologie expérimentale et le pragmatisme si souvent vanté aujourd'hui la raison des choses est dans leur utilisation, le concept ne trouve son sens que dans ses applications, l'intelligence est un outil comme un autre, action et pensée sont inséparables... C'est par l'action que la connaissance s'enrichit, l'apprentissage est conditionnement. Il faut donc créer des environnements propices, des objets pour penser avec et favoriser leurs manipulations en sensibilisant, motivant pour faire acquérir le savoir « sans presque s'en rendre compte ».

     Le pas est donné au concret sur l'abstrait, au faire sur le concevoir, à l'action sur la réflexion, à la vérification sur la vérité, à la logique sur la rhétorique, au futur sur le passé, au devenir sur l'être etc. On est loin des valeurs sur lesquelles repose toujours l'enseignement français : cogito cartésien privilégiant la pensée, l'abstraction (bien juger pour bien faire), primauté de la réflexion, de l'introspection (connais-toi toi-même), sens de la rigueur, de l'effort intellectuels gratuits pour une culture désintéressée faisant une large place à la transmission d'un patrimoine... Il n'est pas étonnant que tant d'enseignants soient si embarrassés pour intégrer les instruments informatiques à leur pédagogie.

     Comment rapprocher des ensembles si différents ? La souplesse, la puissance, « l'universalité » de l'ordinateur permettent de jeter entre eux des ponts nombreux et solides Mes instruments informatiques, sont à même d'assurer le va-et-vient continuel entre le concret et l'abstrait, la conception et la réalisation, la pensée et l'action... Aussi recherchera-t-on dans un sens pluriculturel, un enrichissement mutuel excluant toute hégémonie. La transformation de l'enseignement français ne saurait être capitulation, colonisation. Et, sans vouloir trancher l'actuelle querelle sur « l'intelligence artificielle » - opposant ceux qui croient que l'ordinateur peut rivaliser avec l'intelligence humaine à ceux qui sont convaincus de l'irréductibilité de l'intelligence à la machine - on peut très bien, par les progrès des techniques et de la formalisation, « informatiser » de nouveaux domaines intellectuels.

     Depuis quinze ans, grâce à l'action du service public d'enseignement, des pistes ont été tracées, des balises repérées et des spécificités françaises sont apparues. L'E.P.I. a active ment participé à cette histoire qui ne devrait plus être ignorée. Une voie originale existe pour l'essor de notre informatique pédagogique. Pour nous enseignants français, ici tous concernés, la suivre n'ira pas sans un effort soutenu de recherches, d'expérimentations que personne ne saurait faire à notre place. C'est pourquoi nous devons sans cesse revendiquer la pleine responsabilité de l'usage des instruments informatiques dans l'enseignement et obtenir, pour chacun d'entre nous, une formation satisfaisante. INFORMATIQUE POUR TOUS eût été impossible sans le vivier alimenté par les formations antérieures. Notre première loi doit rester la priorité à la formation. Au-delà le débat est ouvert et je souhaite que l'E.P.I. y apporte une riche contribution particulièrement dans le cadre de la préparation de l'Assemblée générale du 9 novembre et du second manifeste de l'association.

Émilien Pélisset
15 septembre 1985

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 39 de septembre 1985.
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