L'ÉDUCATION NATIONALE PREND-ELLE LA JUSTE MESURE DES ENJEUX ET DES DIFFICULTÉS SOULEVÉES PAR LES TIC ?

Gérard COLLET

 

     Mise en demeure d'améliorer son efficacité sans augmenter ses coûts, l'Éducation nationale pense trouver dans les TIC un outil permettant de renouveler les pratiques pédagogiques. L'investissement budgétaire actuel permet-il d'aborder la société de communication dans de bonnes conditions ?

     C'est aujourd'hui un lieu commun que de déclarer que les TIC vont très rapidement modifier tous les ressorts de l'acte éducatif. (Voir à ce sujet les déclarations du précédent Ministre : "Le service public d'éducation va désormais avoir un concurrent redoutable. Ce n'est plus l'enseignement privé sous contrat, c'est l'Internet. L'Internet qui éduquera et contrôlera sans punir, qui aidera chacun à son rythme... Internet va tout balayer." (Le Monde, 8 avril 2000).

     Il faut cependant remarquer qu'au-delà des poncifs qui nous sont régulièrement assénés sur le sujet, et qui n'ont pas varié depuis l'apparition de la micro-informatique (au début des années 80), il n'est guère prévu d'évaluations destinées à prouver le bien fondé des postulats. Ces postulats ont noms : "Aide aux élèves en difficulté, individualisation, absence de censure, adaptation du rythme, aspect ludique, facilité de prise en main par les jeunes, formation à distance...".

     Nous vivons malheureusement dans un système sans mémoire. Confortée par la rapidité destructrice des évolutions techniques, la structure éducative renonce à faire le bilan des dépenses entreprises et des énergies consommées, renonce à tirer les leçons des expériences faites, sous le prétexte que tout a changé entre temps. Prétexte commode pour éviter cet effort d'évaluation.

     Quoi qu'il en soit, une volonté jamais énoncée sous-tend l'ensemble de ces lieux communs : l'introduction des TIC à l'école doit avoir un coût humain très faible. Depuis le tout début de l'introduction des ordinateurs à l'école, les décideurs redoutent en effet qu'apparaisse la nécessité de faire appel à des informaticiens, de créer des emplois nouveaux et spécialisés, de la technique à l'application pédagogique. Le leitmotiv officiel est alors : "Utiliser l'informatique n'est pas faire de l'informatique". L'informatique pédagogique doit donc se développer en quasi-autarcie, sans véritables spécialistes. Utilisatrice, l'Éducation nationale n'aurait nul besoin de professionnels. Malheureusement, utiliser l'informatique en sécurité et avec profit, c'est nécessairement faire un peu d'informatique. Être averti des risques de pertes de données, de divulgation de données confidentielles, fussent-elles pédagogiques, et des moyens de s'en prémunir, c'est quelque part "faire de l'informatique".

     L'Éducation nationale peut-elle à la fois prôner les TIC comme panacée et faire comme si cette évolution ne devait lui coûter aucun moyen humain spécifique, permanent et reconnu ?

     Il ne s'agit pas ici de minimiser la compétence de tel ou tel acteur de la mise en place des TIC dans l 'E.N., et encore moins le dévouement et la passion de l'ensemble des participants. Mais il s'agit précisément de souligner le fait que depuis les responsables les plus haut placés jusqu'aux professeurs utilisateurs, on ne rencontre que des passionnés, jamais de professionnels au plein sens du terme. Les responsables des TIC eux-mêmes, quel que soit le niveau hiérarchique considéré, ne sont presque jamais des gens ayant reçu une véritable formation à l'informatique ou à ses applications, mais des autodidactes conquis par la technique.

     Nous parvenons donc au paradoxe suivant : dans ce domaine si mouvant, dont on se plaît à admirer le dynamisme et la rapidité d'évolution, nous disposons de très peu de moyens sûrs, stables et reconnus, pour suivre les évolutions techniques et organiser la réflexion sur les domaines d'utilisation.

     Faut-il rappeler par exemple que les acteurs de la formation continue des enseignants, c'est-à-dire les professeurs censés former leurs collègues, ne disposent d'aucune structure institutionnalisée pour leur propre formation, alors qu'ils sont censés intervenir à la fois sur la "veille technologique", et la prise en compte pédagogique des innovations, quand ce n'est pas sur le développement d'applications ou de sites WEB. Les "stages de formation lourde", mis en place dans les années 80, avaient pour but de former ces acteurs de l'informatique pédagogique. Ils offraient à l'époque de leur création une durée d'une année scolaire, mais ils ont depuis fait peau de chagrin, jusqu'à disparaître totalement. Ce qui signifie, soit que ces acteurs (qui ne sont plus de l'âge des créateurs de startups) sont éternels et leurs connaissances achevées, soit qu'aucune connaissance particulière ni aucune réflexion spécifique ne sont jugées indispensables pour participer aujourd'hui au dispositif de formation des professeurs, alors même que s'accroissent la complexité et la multiplicité des domaines à maîtriser (réseaux d'ordinateurs, connexion des établissements à l'Internet, étude des apports potentiels de la communication...).

     Ce qui signifie également que si l'institution se repose sur leur passion pour maintenir une formation de bon niveau, elle abdique en tout cas une part importante de sa capacité décisionnelle en la matière, renonce à définir vraiment les lignes directrices. Il est caractéristique d'ailleurs, que le domaine de la formation aux TIC ne relève d'aucun corps d'inspection, les formateurs étant à peu près livrés à eux-mêmes pour la définition des contenus et la mise en place des actions.

     La structure se repose donc presque intégralement sur des solutions empiriques et fragiles, sur des acteurs non institutionnalisés, sans pérennité, dont la compétence est souvent jugée de manière rapide, sans critères précis. Il peut s'agir "d'emplois jeunes", de bonnes volontés locales, voire de bonnes volontés incitées. Les Animateurs en Informatique Pédagogique, sur qui repose en grande partie le bon fonctionnement des réseaux d'établissement, sont eux-mêmes des acteurs à la fois reconnus comme "indispensables" et pourtant sans l'ombre d'un statut. Conscients de la contradiction, certains responsables défendent alors un postulat à la mode : "Une fois installé, le matériel fonctionnera tout seul.". Et développent des méthodologies censées permettre ce fonctionnement autonome, telles que la télémaintenance automatique des installations par l'Internet... Réussies, ces stratégies feraient de l'E.N. la seule entreprise capable de faire fonctionner des réseaux informatiques sans disposer de spécialistes ou de personnels d'intervention.

     Le manque de professionnalisme et la sous-estimation volontaire ou inconsciente des difficultés atteignent jusqu'au domaine conceptuel, puisqu'il semble par exemple que l'on ne dispose encore que de réflexions théoriques très floues sur des sujets tels que le type de contrôle que l'on peut et que l'on doit exercer sur l'accès des élèves à l'Internet, ou sur ce que seraient les "nouvelles organisations pédagogiques" liées à la "société communicante", très à la mode dans les textes. Là encore les moyens humains mobilisés sont sans commune mesure avec les enjeux déclarés.

     Il faut préciser à nouveau que ce n'est pas le dévouement des acteurs qui est en cause, ni la compétence qu'ils ont su se donner à la force du poignet. Il est clair que tout ce qui s'est fait depuis l'irruption de l'informatique l'a été grâce à ces passionnés, et que ceux-ci continuent à avoir leur place en particulier dans le domaine des applications pédagogiques où aucun autre professionnel n'existe. La passion fait certes des miracles, et présente de plus pour l'institution le gros avantage de permettre des économies substantielles. Mais elle ne pallie pas nécessairement le manque de professionnalisme. "Quand on aime, on ne compte pas" ai-je souvent entendu dire au sujet du surcroît de travail imputable à l'informatique. Certes, quand on aime, on ne compte pas son temps.

     Mais on ne compte guère non plus les échecs, on ne compte guère l'argent englouti dans des matériels jamais suffisants, jamais assez performants, toujours dépassés ; on n'évalue guère le rendement pédagogique global des efforts consentis, et l'on se réfugie derrière des poncifs rarement vérifiés. C'est bien le professionnalisme qui fait défaut.

     Constatons que, depuis les premières expériences de programmation il y a quinze ans, jusqu'à la "création de sites Internet" aujourd'hui, le même mouvement nous emporte toujours de débuts qui permettent un certain amateurisme vers une complexification qui ne souffre plus l'à peu près. Et si, grisé par la première phase, on accepte de s'improviser "informaticien", prenant le risque ne serait-ce qu'une fois de perdre des données qui représentent un travail important (même pédagogique !), de développer une application fausse, ou de laisser divulguer des données confidentielles, il n'est plus du tout certain qu'il y ait un quelconque intérêt à utiliser les TIC. Or il n'est pas exceptionnel d'obtenir par exemple comme réponse à une question du type : "Quelles précautions prenez-vous pour sauvegarder les données ?", une réponse du genre "Ça marche bien, il n'y a pas de raison qu'on perde quelque chose...". En ce genre de matière, notre amateurisme éclairé nous conduit à redécouvrir à nos dépens tous les problèmes posés par l'informatisation, et à rechercher des solutions depuis longtemps connues des spécialistes. L'absence d'au moins quelques vrais professionnels vers qui se retourner rend la finalisation de toute application aléatoire et imparfaite, voire non fonctionnelle.

     Et la passion peut alors se muer en une sorte de complicité passive et involontaire, qui a pour effet néfaste de "faire fonctionner la machine" tout au moins en apparence, et de conforter ainsi le système dans la croyance que les besoins sont satisfaits.

     Nous avons donc une structure dans laquelle :

     1. Les acteurs de base acceptent une forte charge de travail en échange d'une grande liberté d'action, d'une certaine "notoriété", et d'un champ d'action offert à leur passion. Ce faisant, ils assument seuls une grande part de leur formation, de leur information, de leur équipement personnel sans cesse renouvelé, mais aussi une part des choix d'investissement matériel, logiciel, et de la stratégie pédagogique qui devrait incomber à l'institution. Ce mécanisme assez pervers confère au système tout à la fois une indéniable inventivité et un dynamisme certain, mais également une grande hétérogénéité et de grosses déperditions ; il cache les dysfonctionnements, et rend les évolutions difficilement pilotables.

     2. Les responsables intermédiaires (inspections, chargés de mission et coordonnateurs divers...), qui ne disposent pas nécessairement des connaissances spécifiques au domaine, et ne peuvent se retourner vers des spécialistes puisque ceux-ci sont trop rares dans l'institution, qui par ailleurs ne sont souvent investis qu'à temps partiel sur le sujet, n'ont d'autre choix que de faire fonctionner le système sur cette base. Les plus actifs et les plus inventifs se trouvent devant le choix suivant : ne pas avancer, position très difficile à tenir en TIC, ou faire l'impasse sur le déficit de compétences. Les choix par défaut conduisent alors souvent à engager ou à faire engager par les collectivités (commune, département, région...) des investissements matériels lourds et visibles, malgré la déficience des structures humaines destinées à les faire fonctionner et à les utiliser. Cette charge retombe alors sur les établissements scolaires eux-mêmes, et l'on voit surgir dans les conseils d'administration des dilemmes du type : "doit-on prélever les moyens nécessaires sur l'enseignement de l'allemand ou sur celui de l'espagnol ?".

     3. Au niveau le plus élevé, mauvaise appréciation des difficultés ou choix politique (ou les deux à la fois), on parle énormément des bienfaits des TIC, mais on ne va pas jusqu'à reconnaître le coût humain qu'elles supposent, à réclamer pour l'éducation les efforts budgétaires qui permettraient de répondre vraiment aux défis que l'on prétend relever.

     Or si l'Éducation nationale prétend, comme elle le déclare, relever le défi de la "marchandisation" de l'enseignement, en se montrant "la plus performante" sur le terrain des technologies de la communication, le pourra-t-elle vraiment en continuant à sous-estimer aussi largement les investissements humains nécessaires ? Car ce défi n'est pas seulement de nature intellectuelle, mais également de nature budgétaire, donc politique.

Gérard COLLET
Professeur de physique
lycée Vaucanson Grenoble.
Coordinateur du Groupe de formation TICE de l'IUFM de Grenoble.
gcollet@ac-grenoble.fr

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 102 de juin 2001.

___________________
(21 juin 2001)

 

Accueil

Sommaires des Revues