ÉDITORIAL Les questions afférentes au droit d'auteur et, plus généralement, à la propriété intellectuelle se sont installées de plain-pied dans l'actualité, à la mesure du rôle majeur désormais joué par la connaissance, la conception, les savoirs et les savoir-faire dans les processus de création de la richesse. On est bien obligé de constater qu'il arrive que le pire y côtoie l'inquiétant, et que le meilleur, loin de toute spontanéité, doit batailler ferme pour se faire entendre. Ainsi, des laboratoires pharmaceutiques se sont-ils opposés à la fabrication de médicaments génériques, quitte à condamner par là-même à mort des millions de personnes. Heureusement, la raison et le cœur l'ont emporté, mais l'on peut penser que le chapitre n'est pas clos. Très récemment, le consortium SDMI [1] a dissuadé, menaces de poursuites judiciaires à l'appui, Edward Felten de présenter, devant un auditoire de l'université de Pittsburgh, les résultats des travaux de son équipe de recherche de Princeton qui avait réussi à déplomber les systèmes de verrouillage des fichiers musicaux du SDMI. Par contre, le logiciel libre fait entendre sa différence et apporte sa note d'espoir. Avec une licence de type GPL [2], le programmeur ne renonce pas à ses droits d'auteur. Il précise simplement les conditions du libre accès à son travail, permettant à chacun d'en prendre connaissance, de le comprendre, de le modifier si besoin, de le copier et de le diffuser, à la seule réserve que tout bénéficiaire de ces libertés les accorde à son tour aux autres, afin que la chaîne de la vertu ne soit pas brisée. On retrouve là le mode de fonctionnement de la recherche scientifique qui, depuis des siècles, a amplement administré la preuve de son efficacité. Ces questions concernent tous les citoyens, les enseignants en particulier. Et ce n'est pas complètement un hasard si ces derniers sont culturellement sensibles à "la philosophie" du logiciel libre de diffusion, échange, partage et mutualisation des savoirs, eux dont le métier consiste à faire en sorte que les élèves s'approprient la connaissance. De l'éthique à l'économie, les facettes de la propriété intellectuelle sont diverses. Là comme ailleurs, il faut se garder de la pensée unique, tant les nuances peuvent être grandes d'un monde à l'autre. Si la dimension morale du droit d'auteur est forte en Europe, où une œuvre a "droit au respect", elle se réduit à une peau de chagrin aux États-Unis, où l'on peut colorier un film sans l'accord du réalisateur. Pour les anglo-saxons, qui parlent plus volontiers de droit de copie (copyright), la dimension patrimoniale est essentielle. D'ailleurs, les droits "d'auteur" sont nés pour répondre à des intérêts de réglementation de la concurrence dans l'édition et l'impression, et non pour des raisons morales en faveur de la liberté d'expression. Au contraire, ils ont pu participer à l'organisation de la censure, par exemple à Venise où la création d'une corporation regroupant tous les éditeurs et imprimeurs aida l'Église à supprimer toute littérature hérétique. À cette époque, l'auteur n'existe pas encore institutionnellement. Sont visés la diffusion des idées et l'imprimeur. Dans sa forme juridique moderne, le droit d'auteur est créé à la veille de la Révolution Française par les auteurs de théâtre qui se considèrent spoliés par le monopole d'exploitation de la Comédie Française. En fait, il n'existe véritablement de problème de propriété intellectuelle que là où il y a un marché. Les bons sentiments ne suffisent pas, sauf à être confortés par des preuves d'une plus grande efficacité. En effet, là réside le nœud de la question. On connaît le dilemme de la société dans son ensemble. Elle a besoin d'innovation et doit arbitrer entre les deux termes de la contradiction qui en résulte, la nécessité de diffuser la connaissance et celle de protéger la création. La société se doit d'examiner la propriété intellectuelle du point de vue de l'intérêt général. Elle doit veiller à éviter qu'avec le temps des règles, devenues obsolètes, ne pervertissent des intentions initiales. Il lui faut reconsidérer les monopoles privatifs qu'elle concède temporairement, par exemple quand ils sont à l'origine de véritables situations de rente n'ayant que peu à voir avec la juste rémunération d'un travail et le retour sur investissement. Ou quand ils débouchent sur des pénuries artificielles de biens que les progrès scientifiques et techniques permettent d'offrir au plus grand nombre. Le droit évolue en permanence. Mais dans quel sens ? Par exemple, des secteurs économiques et politiques exercent de fortes pressions en faveur de la brevetabilité du logiciel. En Europe, jusqu'à nouvel ordre, les logiciels, dont la nature est ambivalente car ils sont des "machines mises en œuvre sous forme de texte", relèvent du droit d'auteur et non du droit des brevets. Si la question est complexe, on peut légitimement penser que la législation actuelle constitue un atout pour l'innovation, car les logiciels sont de plus en plus des assemblages de milliers de composants. Et quand on sait qu'aux USA on peut déposer des brevets sur des méthodes intellectuelles ou pédagogiques, sous prétexte de leur automatisation, on voit clairement le danger que cela représente pour une méthode d'apprentissage de la lecture ayant donné lieu à la réalisation d'un logiciel ! Des enseignants publient sur leur site personnel ou sur des web académiques. L'enseignement à distance est en pleine ébullition. Le monde de l'édition scolaire est entré dans une période de turbulences. Parmi les causes figurent le fait que les coûts marginaux de reproduction et de diffusion des biens informationnels tendent vers zéro et donc l'impossibilité de construire la valeur économique de l'information à partir de l'économie des vecteurs physiques servant à sa distribution. De nouvelles sources de valeur sont en train d'apparaître. Le modèle économique de mise en valeur de l'information déplace son centre de gravité des vecteurs physiques, vers des services annexes ou joints dont elle dont elle induit la consommation ou qui permettent sa consommation dans de bonnes conditions. Les relations entre l'État, les éditeurs et les auteurs se redéploient. Quid alors dans ce contexte de la propriété intellectuelle des productions des enseignants ? Jean-Pierre ARCHAMBAULT Paru dans la Revue de l'EPI n° 102 de juin 2001. NOTES [1]. SDMI (Secure Digital Music Initiative) regroupe une centaine de producteurs de contenus et d'industriels autour de technologies de protection "inviolables" des œuvres numériques. [2]. GPL (General public license). ___________________ |